Chroniques

par bertrand bolognesi

Fidelio
opéra de Ludwig van Beethoven

arte.tv / Theater an der Wien, Vienne
- 20 avril 2020
Christoph Waltz met en scène "Fidelio" de Beethoven dans le lieu de la création
© monika rittershaus

Retour à Vienne, au fil d’un voyage virtuel autour de Fidelio, à la faveur des captations disponibles sur la toile qui permettent au mélomane comme au chroniqueur de satisfaire leur passion : ce troisième épisode lyrique beethovénien [lire nos chroniques des 18 et 19 avril 2020] gagne le Theater an der Wien où, le 16 mars dernier, la première de cette production nouvelle ne put avoir lieu devant un public, le confinement ayant commencé le 13 en Autriche. Jouer devant une salle vide ne doit guère être aisé, mais les artistes ont accepté de le faire. Pour l’occasion, les moyens techniques purent se déployer au delà de la place qui leur est habituellement circonscrite. Sans aller jusqu’à imaginer des aménagements dans la mise en scène, gageons que l’espace dont disposa Felix Breisach pour sa réalisation aura constitué un avantage inédit dont bénéficie l’œil du spectateur socialement distancié. Sans le tralala mondain, et par-delà l’inévitable déception qu’il n’y fût précisément point, il semble qu’une intimité précieuse habite le jeu des chanteurs jusqu’en leur émission, ici jamais forcée.

Cette maison où l’ouvrage fut créé a confié la mise en scène au comédien Christoph Waltz que le téléspectateur germanophone connaît bien par sa présence dans de nombreuses séries depuis près de quatre décennies et dont la carrière au cinéma prit une certaine ampleur ces dernières années – on se souvient de son incarnation de Nietzsche dans Richard et Cosima, il y a déjà longtemps (Peter Patzak, Wahnfried: Richard und Cosima, 1986)… Sa proposition repose sur deux éléments essentiels : la connaissance et le respect du texte, d’abord, qu’il aborde avec un instinct infaillible des situations et des relations entre personnages, un dispositif scénographique unique, d’autre part, qui à lui seul concentre le poids du lieu où l’argument se développe. Barkow Leibinger signe une impressionnante spirale d’escaliers en ruban de Möbius où la machine carcérale s’incarne jusque dans l’effort à fournir pour franchir chacune des marches, en montant comme en descendant, à l’infini.

Sous l’anxiogène chiaroscuro savamment ourdi par Henry Braham, deux hommes précipitent un troisième dans cette rude architecte torsadée. Après le bruit de la chute, la lumière s’évanouit. L’Ouverture succède immédiatement, de laquelle est ainsi préservé l’hors-champ salutaire. La fille du geôlier, en tenue militaire, de faire alors son entrée depuis le faîte. L’absence de tout mobilier dans ce vertige d’escaliers donne une dimension nouvelle à l’œuvre sans nécessiter aucun subterfuge dramaturgique. La direction d’acteurs fait le reste, excellente, laissant sourdre chaque intention sans surjeu. À ce titre, il faut saluer la qualité du dialogue : jamais chanteurs n’auront dit avec autant de naturel le singspiel, ailleurs toujours malmené. Dans ce même esprit, le gouverneur est presque racheté par cet abord sensible et nuancé qui écarte les conventions du rôle : ce Pizarro est la proie d’une passion qui le tenaille et l’affaiblit. L’inventivité de Waltz joue habilement avec la drastique restriction d’éléments – par exemple en installant les captifs sur les marches, simplement, après leur arrivée d’une trappe dont le dessin ne se laisse saisir. Florestan apparaît plus tard au bas de cette vis sans fin qui situe l’action dans une géographie oppressive, indéfinissable et sans limites, et triboule jusqu’à la notion de temps. La vêture fonctionnelle qu’à tous livre Judith Holste participe de ce dépouillement radical et chargé qui tend toute l’option générale. L’intervention de Don Fernando est focalisée sur l’avenir, la réhabilitation du prisonnier politique, l’abolition de cet écrasant appareil de répression, peut-être, abandonnant au passé la rage de Pizarro – non, le personnage n’est pas impuni, il est gracié, ce qui induit une mansuétude supérieure dont la lumière aspire à rendre chacun meilleur.

Au pupitre, Manfred Honeck [lire nos chroniques du 8 octobre 2004, du 1er août 2013 et du 10 janvier 2018] mène une lecture sans heurt, de couleur haydnienne, en osmose avec l’élégance glacée du dispositif scénique. Tout juste regrettera-t-on une prise de son qui demeure en-deçà de la prise de vue et laisse hésiter l’oreille quant à l’effet produit : carence de la technique ou direction musicale timorée ? On ne sait pas. Outre la légèreté classique observée par les Wiener Sinfoniker, la prestation immensément nuancée des voix de l’Arnold Schönberg Chor, préparées par Erwin Ortner, constituent un atout de taille.

Grande est la surprise d’un plateau vocal d’une telle égalité ! Il n’est pas jusqu’aux petits rôles à en vérifier l’équation des formats et l’unité de style. Ainsi du jeune baryton-basse Dumitru Mădăraşăn et du ténor Johannes Bamberger [lire notre chronique de Der Besuch der alten Dame], parfaits dans les deux Prisonniers. Applaudi à Munich comme à Salzbourg et Budapest, Károly Szemerédy campe un Fernando de bon aloi [lire nos chroniques de Boris Godounov, Die Königin von Saba, Le château de Barbe-Bleue et The Bassarids]. On retrouve le ténor britannique Benjamin Hulett dans un Jaquino attachant auquel il prête fringant impact [lire nos chroniques de Dialogues des carmélites, Il re pastore, Saul, Ipermestra et Die Zauberflöte]. Remarquée dans le répertoire baroque [lire nos chroniques de Flavius Bertaridus et d’Almira], Mélissa Petit fait merveille en Marzelline à laquelle elle donne une identité délicieusement mozartienne grâce à la qualité du legato et à la pureté du timbre.

À une grande basse revient le rôle de Rocco : robuste dans les couplets qui le demandent, tendre à pleurer dans le quatuor, fabuleux diseur, l’excellent Christof Fischesser se révèle Liedersinger souple et efficace [lire nos chroniques de Tristan und Isolde, Tannhäuser, Das Labyrinth, Die Meistersinger von Nürnberg et Elektra]. Une autre grande voix est au rendez-vous, celle de Gábor Bretz dont on louera la sûreté d’émission et l’infaillible musicalité mises au service du veule Pizarro [lire nos chroniques de Tannhäuser, Gurrelieder, Elektra, Faust, Lohengrin, Don Quichotte et de la Messa da Requiem]. Après une première intervention un peu en force, Eric Cutler recouvre ses moyens, mais il semble qu’un refroidissement ait quelque peu gêné son Florestan ce soir-là [lire nos chroniques de Król Roger et des Huguenots]. Enfin, grâce à la richesse du timbre, à des attaques franches et un phrasé nourri, Nicole Chevalier chante une Leonore de belle tenue [lire notre chronique de Medea].

Un quasi sans faute, donc, que ce Fidelio viennois tout récent et disponible jusqu’au 11 juillet sur le site arte concert ! L’étrangeté des circonstances nous saisit après la représentation, avec le désarroi des artistes en l’absence de saluts, puisque la salle est vide… aussi décident-ils de s’applaudir tous ensemble – ils ont raison.

BB