Chroniques

par bertrand bolognesi

Fidelio
opéra de Ludwig van Beethoven

Opéra Royal de Wallonie, Liège
- 4 février 2014
à Liège, Mario Martone met en scène Fidelio, en coproduciton avec Turin
© opéra royal de wallonie

À l’heure de la plus criarde surenchère d’effets, à grand renfort d’images-choc où la schnouf le dispute au viol, où l’inceste se banalise dans les concours de lancer de femme et l’accumulation de cassage de gueules, où l’hémoglobine conte fleurette au purin – bref : en un temps où le trash s’est fait la convention chérie des metteurs en scène d’opéra, un genre que désormais l’on pourrait bien fréquenter avec cet élan qui menait les génération précédente à venir admirer la femme à barbe et le costaud de la foire –, le nouveau Fidelio liégeois, coproduit avec le Teatro Regio de Turin, renoue avantageusement avec l’ouvrage une relation saine qui, avouons-le, repose des innombrables élucubrations subies ici et là, ces cinq dernières années.

Avec un regard éclairé par une véritable connaissance du contexte de l’œuvre et de l’œuvre elle-même – la moindre des choses, certes ; encore faut-il préciser ici que ce n’est hélas plus le cas de tout le monde –, mais encore une acuité infaillible à l’inflexion musicale (qui, rappelons-le, n’est pas sans incidence sur la scène), Mario Martone propose un Fidelio qui se passe dans une prison dont Rocco est l’honnête geôlier ne s’adonnant à aucun trafic, où Marzelline est simplement sa fille plutôt qu’une grue intrigante, où le brave Jaquino est un brave Jaquino qui n’infiltre pas de poudre blanche parmi les détenus, où la miction collective de ces derniers nous est épargnée, où Pizzaro est ni l’amant éconduit de Leonora ni celui tout autant éconduit de Florestan, et ainsi de suite. Aussi prouve-t-il, puisque nécessité en est devenue, que Fidelio n’a que faire des rehausseurs de saveurs. Coursives, passerelles, chaines, grilles, cachot et haut-parleurs : le décor de Sergio Tramonti en dit assez, de même que la datation des costumes d’Ursula Patzak, sous la lumière froide et parfaitement évocatrice de Nicolas Bovey.

Entre la surcharge gore et le respect scrupuleux du mot-à-mot, la posture tenant lieu d’esquive et la rigoriste littéralité de b.a.-ba, encore rencontre-t-on parfois une réflexion plus approfondie, cependant. Sans parler d’une production « traditionnelle », terme qui prend peu de sens, au fond, on pourra dire de ce spectacle qu’il est le fruit d’un beau métier, d’un savoir-faire de bon aloi. Il nous en restera ce geste heureux et las des femmes libérant les hommes de leurs fers qu’elles déposent en tas au centre de l’avant-scène, pendant ce final ô combien chargé.

À la tête de l’Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie, Paolo Arrivabeni (directeur musical de la maison pour la sixième année) cisèle une fosse à la percussivité par moment presque « baroqueuse » – la crudité des timbales n’y est fort heureusement pas celle d’un Gardiner, cela dit. Si les cuivres ont indéniablement quelque effort à fournir, la tendresse des cordes se fait le complice précieux du drame. Cette lecture offre une tonicité favorable à la représentation, sans malmener jamais les équilibres.

Sans indigence aucune, le plateau vocal s’avère toutefois inégal. Considérées individuellement, la plupart des voix convient, mais les formats réunis, et probablement les styles eux-mêmes, ne fonctionnent pas dans les ensembles vocaux. On s’attachera donc au « confort » offert par Cinzia Forte en Marzelline et à la généreuse opulence de projection de Jennifer Wilson en Leonore, sans que cette qualité dissimule les difficultés rencontrées par le soprano nord-américain dans les motifs ornementaux (gruppetti trop approximatifs). Le chant s’assouplit au fil de l’Acte I, mais se durcit au II dans un aigu très heurté.

Hormis un Florestan insuffisant et brutal (peut-être en méforme passagère), les hommes semblent le disputer en musicalité. Père et aspirant au titre de futur gendre conduisent le premier ensemble sur un fil sensiblement ténu. On retrouve avec plaisir Franz Hawlata en Rocco [lire notre chronique du 30 juillet 2010], robuste autant que nuancé, et l’on découvre le jeune ténor Youri Gorodetski qui pose un Jaquino ciselé et très clair, idéalement serti. Salué par de nombreux prix lyriques, membre des jeunes artistes du Washington National Opera, Youri Gorodetski n’en est pas à ses premiers pas à Liège, puisqu’il contribua à cinq productions récentes, dont Der fliegende Holländer et L'inimico delle donne de Galuppi [lire notre critique du DVD]. L’émission est d’une fiabilité rare, la projection soigneusement concentrée, le chant toujours souple, la présence remarquable – à suivre… Autre jeune voix, celle de Laurent Kubla qui campe un Fernando de fiable stature. Enfin, le Heldenbariton wagnérien Thomas Gazheli (Telramund, Alberich, Wotan, Hollandais, Amfortas, etc.) s’affirme idéal en Pizzaro auquel il prête un riche phrasé. Saluons également le Chœur liégeois pour la douce lumière d’O welche Lust, très émouvant.

BB