Chroniques

par laurent bergnach

Giordano Bruno
opéra de Francesco Filidei

Théâtre de Gennevilliers
- 19 avril 2016
Lionel Peintre dans Giordano Bruno (2015), opéra de Francesco Filidei
© philippe stirnweiss

Créée par l’église catholique romaine au début du XIIIe siècle, l’Inquisition (du latin inquisitio : enquête, recherche) combat le sectarisme (Cathares, Templiers, etc.), et plus largement ceux qu’elle juge hérétiques (protestants, libres penseurs, etc.), jusqu’à son remplacement, en 1908, par une version édulcorée, en phase avec des États devenus rétifs à la domination religieuse. Il y a désormais un fossé entre l’excommunication et le bûcher où furent conduits des martyrs de la pensée, tels l’ancien frère dominicain Giordano Bruno (1548-1600) sur la place du Campo de’ Fiori (Rome) ou le prêtre Urbain Grandier, quelques années plus tard, dont l’exécution loudunaise résonne sur les scènes lyriques depuis 1969 [lire notre chronique du 5 mars 2013].

« Di littere et scientia ho professione (Je fais de lettres et science profession) » allègue un homme qui consacra de nombreux ouvrages aux disciplines les plus variées (mathématiques, physique, cosmologie, philosophie, mnémotechnique, hermétisme, magie, etc.), placé devant l’Inquisiteur du livret italo-latin signé Stefano Busellato, à l’épure admirable. Effectivement, à partir de 1592, et par pure vengeance du patricien Mocenigo, Bruno est mis entre les mains de promoteurs de l’obscurantisme auxquels il suffisait juste que cet intuitif audacieux prônât l’existence d’une pléiade de mondes pour devenir idéal bouc émissaire.

À l’image d’une lemniscate qui symbolise l’infini (∞), l’opéra de Francesco Filidei comporte deux parties et douze scènes alternant introspection philosophique et minutes du procès. Il s’ouvre et se ferme avec un chœur (six hommes plaintifs d’abord, puis six femmes en prière), une cloche jouée sur scène et des galets entrechoqués. Cette obsession de la récurrence et de la stagnation, on la retrouve dans la répétition des phrases chantées (« Dico, confermo, repeto quanto », etc.), les ostinati plus ou moins affirmés et la prégnance d’une tonalité unique par segment qui circonscrit franchement l’ambiance souhaitée.

Ici, l’héritage (grégorien, madrigal) et l’invention (rhombe, appeau, crécelle, etc.) précèdent une sauvagerie des mains frappant le sol lors du supplice – un usage du corps qui rappelle I funerali dell’anarchico Serantini [lire notre chronique du 25 janvier 2011]. Comme il le fera jeudi 21, Léo Warynski remplace Peter Rundel pour guider dix-sept membres de l’Ensemble Intercontemporain, placés en fond de scène derrière l’ensemble vocal et les solistes : Lionel Peintre (Bruno), baryton à la voix pleine, Jeff Martin (Inquisiteur 1), ténor brillant, Ivan Ludlow (Inquisiteur 2), basse solide, et Guilhem Terrail (Clément VIII), à l’intervention brève autant qu’efficace lors d’une sentence collective à l’impact fort sensuel.

Si le directeur musical du Remix Ensemble, qui créa l’ouvrage à la Casa da Música (Porto, le 12 septembre 2015), parle d’une structure proche de l’oratorio, c’est mis en scène par Antoine Gindt que nous le découvrons – un travail réalisé après Aliados [lire notre chronique du 17 mars 2015] et avant Illiade l’amour [lire notre chronique du 12 mars 2016]. La surenchère catholique était certes dispensable (projections de peinture Renaissance, messe et encens), mais on aime sa vision d’un « provocateur incontrôlable » étouffé par l’omniprésence du groupe, revêtu de force de vêtements anonymes pour finalement être réduit au silence par un procédé ingénieux et glaçant.

LB