Chroniques

par bertrand bolognesi

Grand Soir Georges Aperghis
Ensemble Intercontemporain, Baldur Brönnimann

Philharmonie, Paris
- 4 décembre 2015
Vor dem Blitz de Paul Klee, 1923, inspire Contretemps à Georges Aperghis (2005)
© irina kreiszig, 2007 | paul klee, 1923

Dans trois semaines, Georges Aperghis fêtera soixante-dix ans. Pour l’Ensemble Intercontemporain, quoi de plus naturel que de lui consacrer son Grand Soir de décembre ? Le brassage esthétique de celui-ci se situe résolument dans le contraste, avec les chers babilles déglingués du compositeur à l’honneur, l’austérité du « son concret », celle du radicalisme boulézien encore sériel du juste après-guerre et l’inventif poudroiement des trentenaires d’aujourd’hui. Ainsi des entractes, reflet très parlant du furieux artisanat de la scène, durant lesquels le public peut entendre Requiem furtif (violon et claves, 1988) et Rasch (violon et alto, 1997-2001) d’Aperghis, la partie b de Rebonds de Xenakis (percussion, 1988) et même Continu Discontinu (1959), projection sonore de Luc Ferrari, au cœur de l’opposition.

Trois épisodes à ce Grand Soir : l’ultime entièrement occupé par un opus du maître, un pénultième où se mêlent la plénitude de Berio, l’enfermement de Lachenmann et l’échappée de la nouvelle génération, enfin le premier qu’ouvre la Sonatine pour flûte et piano de Pierre Boulez (1946). À l’inverse du mois dernier à La Scala [lire notre chronique du 2 novembre 2015], le plongeon dans le systématisme revendiqué de ces années-là se fait tout en douceur : désormais l’on joue cela beaucoup moins sèchement qu’autrefois ; voilà donc que Boulez a droit lui aussi à cette tendresse généralement accordée à la « musique ancienne », celle qu’il commença lui-même d’offrir à ses interprétations de Webern il y a vingt ans, tournant le dos à la morgue parfois stérile d’autrefois. Du Brésilien Januibe Tejera (né en 1979), nous découvrons Flashforward I pour seize instruments, conçu en 2012, dont la nouvelle version est ici donnée en création mondiale, sous la direction de Baldur Brönnimann [lire notre chronique du 24 septembre 2013]. Un geste abrasif l’engage drument, bientôt gagné par une hésitation rythmique que rehaussent des attaques en frottement, gratouillement et autres souffles éteints qu’encolle les uns aux autres un esprit facétieux, content d’exhiber ses trouvailles. Paradoxalement, le résultat s’avère assez verbeux, malgré sa brièveté (dix minutes à peine).

Aurélio Edler-Copes naquit lui aussi au Brésil, trois ans avant Tejera. Après avoir étudié au pays natal, il approfondit sa formation à la Hochschule der Künste de Berne auprès d’Aperghis. Compositeur associé à la compagnie Éclats (Bordeaux), il vit actuellement à Paris. Como el aire date de 2007 et fut créé en Rhénanie par Titus Engel à la tête de l’ensemble musikFabrik, les mois suivants. Il convoque flûte et piccolo, clarinette en si bémol et clarinette basse, accordéon, alto, violoncelle, harpe et percussion. D’emblée, le grand geste liminaire impose un monde foisonnant autour duquel virevolte ensuite un dédale égayé fort délicat où s’invite une inflexion rituelle. Une courte section nue survient au centre, où un violoncelle fauve relance la cérémonie. La fin puise dans des inanitions romitelliennes.

Après le fondateur Pression avec lequel Helmut Lachenmann, dès 1969, donnait involontairement naissance à nos « académiciens de la saturation », si j’ose dire, Calmo de Luciano Berio est une rupture absolue ! Dédiée à Bruno Maderna, la première version fut créée à Milan au printemps 1974. Vingt-cinq ans plus tard le Ligurien revenait sur la partition. À Paris en 1990, Boulez a donné le jour à cette mouture révisée – l’œuvre fut d’ailleurs élue par le chef pour rendre hommage à Berio quelques mois après sa disparition [lire notre chronique du 2 juin 2004]. Donatienne Michel-Dansac en exporte le théâtre minimal vers un Orient discret, via la tenue vestimentaire et l’esquisse de quelques pas de danse, pieds nus, voire une certaine figure des mains. Par-delà le net souci de tessiture qui engendre un manque de corps vocal, une tranquillité caressante domine cette page dont les fondus instrumentaux sont remarquablement réalisés.

Au programme, deux pièces de Georges Aperghis, artiste tour à tour influencé par les expériences du Domaine musical et celles des concrets, opérant dans sa jeunesse cet impossible mariage proprement shakespearien avant d’ériger bientôt ses toutes personnelles conversations en musique. Champ-contrechamp pour piano et ensemble (2010) brouille la déclamation solistique (Dimitri Vassilakis) par le recours stimulant aux métallophones et même à un second piano dans le tutti. Faux miroirs, simulacres répétitifs qui, peu à peu et mine de rien, disent autre chose, la cohabitation des soliloques les fait soudain respirer ensemble, en une volière sans ailes, oreilles coupées. Pour finir, des ritournelles désolées étouffent dans l’œuf une péroraison presque lyrique.

Créé en août 2006 au Salzburger Festspiele par Klangforum Wien, Contretemps pour soprano et ensemble (2005) interroge l’accident, l’éternelle entrave, le surgissement de l’imprévisible, déni « de ce qui vient d'être entendu » dit le compositeur, précisant par ailleurs qu’une image en accompagna l’écriture : Vor dem Blitz de Paul Klee [Avant l’éclair, technique mixte sur papier, 1923 (photo)]. Une franche fanfare met le feu, bientôt contredite par l’apparition d’un récit sans cesse contrarié, parfois épicé de soubresauts dramatiques – playback de la chanteuse sur un jacassement de clarinette, par exemple. Un conte jamais défini se dérobe de l’étrange « à-côté » enfantin de la voix comme des fragiles flûtes et des chutes d’harmoniques de cordes. En habituée de cet univers [lire nos chroniques du 12 mai 2010, du 5 juin 2005, du 17 novembre 2004 et du 28 février 2003, entre autres, ainsi que notre critique du CD Récitations], Donatienne Michel-Dansac en disloque comme personne les boniments illusoires.

Joyeux anniversaire !

BB