Chroniques

par hervé könig

Gustavo Dudamel joue la Turangalîlâ-Symphonie
Orquesta Sinfónica Simón Bolívar de Venezuela

Royal Festival Hall, Londres
- 16 janvier 2016
Gustavo Dudamel joue la Turangalîlâ-Symphonie de Messiaen à Londres
© sébastien grébille

Après avoir salué nos deux orchestres radiophoniques français, en ce début d’année, dans des programmes slaves [lire nos chroniques de la veille et de l’avant-veille], pourquoi se priver de rattraper d’une traversée d’Eurotunnel la tournée européenne de l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar de Venezuela ? Après la Halle aux grains de Toulouse et la Philharmonie de Luxembourg, c’est en effet au Southbank Centre que l’explosif Gustavo Dudamel joue cette œuvre absolument démesurée autant que génialissime qu’est la Turangalîlâ-Symphonie d’Olivier Messiaen.

Commencée au premier été de l’après-guerre, Turangalîlâ-Symphonie réquisitionne une très grande formation, une véritable artillerie de percussions, mais encore les ondes Martenot et un piano solo. Achevée à l’automne 1948, elle fut créée par le Boston Symphony Orchestra, son commanditaire, avec Ginette Martenot aux ondes (la sœur de leur inventeur) et Yvonne Loriod au clavier (future épouse du compositeur), alors placé sous la direction de Leonard Bernstein – auquel on a souvent comparé Dudamel, d’ailleurs… Quant à la première française, elle eut lieu sous la battue de Roger Désormière à la tête de l’Orchestre national de France ; c’était en juillet 1950, au Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence, encore tout jeune.

Sans entrer dans le détail des combinaisons philologiques par lesquelles Messiaen inventa son titre, résumons le propos à l’immersion du mythe de Tristan et Iseult dans la fuite du temps, la joie « cosmique, débordante, aveuglante et démesurée », disait-il, transcendant la nature impossible de cet amour-là tel qu’exploré par deux opus précédents, Harawi et Cinq rechants [lire notre critique du CD]. Nous l’avancions ci-dessus : c’est un spectaculaire déploiement de l’effectif qui occupe le plateau du Royal Festival Hall, le compositeur français ayant alors signé son œuvre la plus dispendieuse en la matière. Il a divisé l’orchestre en six groupes, insistant sur celui des cuivres, avec quatre cors, trois trompettes, un tuba et trois trombones, mais encore un cornet à piston et une trompette en ré – rien que ça ! Les bois ne sont pas en reste, de même que les cordes, avec quelques soixante-huit archets. La percussion constitue les groupes 4 et 5 : le premier avec cinq musiciens s’activant aux cymbales traditionnelles et à leurs cousines turques et chinoises, aux différentes caisses et à tous les tambours imaginables, ainsi qu’aux tams, toms, maracas, cloches-tubes, triangle, réservant aux wood-blocks et temple-blocks un rôle plus développé qu’il ne l’avait jamais été jusqu’à lors ; la seconde section percussive est formée par les claviers : célesta, vibraphone, marimba et glockenspiel, copieusement sollicités. Le sixième groupe ? Les solistes, bien sûr, avec la mélodie des ondes, tour à tour élan lyrique ou couleur ornementale du tutti, et plusieurs chants d’oiseaux au piano, effets gamelans ou vraies cadences.

Tout un peuple est donc réuni pour célébrer l’amour, aux côtés de l’ondiste Cynthia Millar et de la pianiste Yuja Wang [lire notre chronique du 6 septembre 2015]. Les timbres particuliers de l’Introduction saisissent immédiatement le public londonien, charmé par l’éclat ainsi propulsé, comme par la profondeur des cordes graves, soulignée par le chef. La kermesse d’accords clinquants et de gammes contraires semblent beaucoup plaire à Gustavo Dudamel qui leur réserve une place essentielle, brossant assez globalement la suite, jusqu’à la partie rythmique qui coupe le souffle. On le sait déjà : cette interprétation est de loin la plus belle de ces dernières années.

Les Chant d'amour I et II (deuxième et quatrième mouvements), l’un avec ses refrains joyeusement scandés, l’autre avec son enfoncement sensationnel dans l’épaisseur orchestrale, ravissent prodigieusement le mélomane qui trouve dans Joie du sang des étoiles (5), tout de suite après, le déchaînement quasiment tribal d’une danse amoureuse immuable. C’est juste irrésistible ! Dudamel et ses musiciens font cela comme personne, et l’on voit de nombreux spectateurs bouger, se soulever, sourire, presque bondir des fauteuils ! La tendresse inénarrable de Jardin du sommeil d'amour (6) est habitée par un souvenir presque romantique, alors que Développement de l'amour (8) s’affirme en épiphanie absolue du couple imaginaire (Roméo et Juliette, Héloïse et Abélard, Tristan et Iseult, etc.), avec des interpolations de timbres incroyables pour l’époque. Entre temps, les trois Turangalîlâ (mouvements 3, 7 et 9) imposent leur mystère, par le rythme comme par des entités déclamatoires héritées de l’écriture pour orgue, bombardant le propos vers une acception totalement mystique. Subjuguée par l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar [lire nos chroniques du 3 août 2011 et du 22 janvier 2014], la salle est debout à la fin du frénétique Final (10) !

Un moment qu’on n’est pas prêt d’oublier !

HK