Chroniques

par bertrand bolognesi

Hérodiade
opéra de Jules Massenet

Opéra de Marseille
- 25 mars 2018
à Marseille, Victorien Vanoosten dirige magistralement "Hérodiade" de Massenet
© christian dresse

Créé à La Monnaie quelques jours avant la Noël 1881, Hérodiade, que l’Opéra de Paris avait rejeté, rencontre le succès en Belgique avant de gagner Milan l’année suivante puis Nantes en 1883, pour sa première française. À Paris, le Théâtre des Italiens le donne pour commencer en version italienne, et ce n’est qu’en 1903 que l’ouvrage, remanié sous la forme que nous lui connaissons aujourd’hui (il subit plusieurs repentirs), y serait entendu en langue vernaculaire, à la Gaité Lyrique. Quant au Palais Garnier, il s’amende enfin d’une version intégrale en français en 1921, soit quatre décennies après Bruxelles.

Avec tant de précision que de talent, Hervé Oléon signe, dans la brochure de salle, un texte qui informe et contextualise brillamment l’opéra en quatre actes de Jules Massenet, conçu à partir du livret du jeune poète Paul Milliet et Henri Grémont (soit Georges Hartmann, l’éditeur du musicien) d’après l’un des Trois contes publiés par Gustave Flaubert en 1877, Hérodias. Les éléments historiques et analytiques avancés en éclairent grandement l’écoute. Il faut cependant avouer ne point partager le sympathique enthousiasme qui traverse ses lignes. La situation politique des personnages, les choix qu’ils ont fait et les caprices amoureux qui les y enferment ne paraissent pas héritiers de la tragédie grecque : Hérodiade s’inscrit dans le drame psychologique bourgeois transposé dans une antiquité confortablement fantasmée. Quant à la musique, elle ressasse à volonté trois motifs, certes charmants, dans un doux sirop qui coule à flots. Inutile de chercher d’autres lettres de noblesse à l’œuvre qu’il convient d’apprécier pour ce qu’elle est, en toute simplicité, aussi habile qu’en pût être la couture.

Aussi saluerons-nous en premier lieu l’autorité souple de Victorien Vanoosten, jeune chef remarqué dans le répertoire français qui lui va comme un gant [lire nos chroniques d’Hamlet et du Portrait de Manon]. Dès l’Ouverture, donnée rideau baissé, la suavité subtile de sa lecture (superbe trait de violoncelle solo, entre autres) convoque des contrastes vifs dans une assise dramatique vertement surgie. Loin de se trop attacher à une veine épique qui, de toute façon, demeure vague dans l’écriture de Massenet, Vanoosten soigne un théâtre d’abord investi d’une omniprésente sensualité. À l’invitation de sa baguette, les artistes de l’Orchestre de l’Opéra de Marseille livrent le meilleur d’eux-mêmes, laissant entendre une formation en hausse manifeste de niveau(les cuivres, notamment). Alors que la battue s’enflamme volontiers, la fosse suit, sans faux pas, de même que le Chœur, dirigé par Emmanuel Trenque, d’une irréprochable efficacité dans ces tempi parfois fort toniques – bravo, également, pour l’excellente diction des choristes. Les mouvements de ballet, joués comme des interludes plutôt que dansés, alternent les caractères, réservant à la déclaration de Salomé des chatoiements irrésistibles. Loin de prétendre Massenet génie d’inventivité et de faire oublier ce je-ne-sais-quoi de cucul du livret – le grand duo de Jean condamné et de Salomé (Acte IV, Tableaux 1) atteint des sommets, si l’on peut dire –, l’interprétation magnifie le matériau avec un honnête dévouement.

La distribution réunie affirme un solide habitus stylistique, dans des incarnations diversement satisfaisantes. Si le Grand prêtre d’Antoine Garcin demeure trop en retrait, Christophe Berry prête un ténor aisé à la Voix du temple et Jean-Marie Delpas affirme d’un baryton assuré le robuste Romain Vitellus. La brève partie de la Babylonienne se trouve élevée à bon rang par le legato généreux de Bénédicte Roussenq. On retrouve Jean-François Lapointe en Hérode fiable, doté d’un aigu cuivré, son chant prétend d’abord au roi pleutre une technicité relativement ennuyeuse dont il se départit avec bonheur dans les derniers tableaux [lire nos chroniques du 18 juin 2007, du 28 mai 2010, du 3 mai 2016 et du 14 juin 2017].

Dans le rôle-titre, Béatrice Uria-Monzon brutalise la ligne d’un airain pouvant convenir à la redoutable princesse ; la présence scénique est idéale, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, mais à son expressivité vocale manque un lyrisme véritable qu’on devine plus expansif dans l’écriture. Le soprano albanais Inva Mula nous revient [lire nos chroniques du 4 mars 2005, du 9 octobre 2007, du 15 septembre 2009, du 7 mai 2010 et du 10 juin 2016] en Salomé, la fille qu’Hérodiade d’un premier lit (avec le Boëthos, demi-frère de l’Antipatros, son actuel époux, tous deux ses oncles). Un peu raide sur le commencement, la voix devient vite malléable et révèle bientôt des qualités qui, du médium au registre haut, ont gardé leur superbe. S’il en va différemment du grave, l’art est divinement nuancé.

Deux chanteurs souvent applaudis nous valent de belles surprises. Au ténor Florian Laconi revient le rôle du prophète dont le premier récitatif s’avère presque hasardeux mais qui bientôt fait preuve des atouts nécessaires, dès qu’il s’agit de chanter véritablement, avec un timbre joliment serti. Son Jean prend vite de l’assurance, jusqu’à s’envoler en des fulgurances admirables [lire nos chroniques du 10 avril 2015, du 7 juin 2016, des 9 juin et 12 novembre 2017]. Enfin, dans une forme éblouissante, Nicolas Courjal [lire nos chroniques de Tosca, Mârouf, Herculanum, Sémiramis, La damnation de Faust, Tristan und Isolde, Orfeo, I Capuleti e i Montecchi et Les Troyens] est LA voix de cette représentation ! En préservant l’émission d’une diction trop consonantique, la basse laisse agir la voyelle, libre et pleine. Son attachant Phanuel fera date.

En habitué de l’ouvrage, Jean-Louis Pichon signe cette nouvelle coproduction des Opéras de Marseille et de Saint-Étienne. Avec la complicité de Jérôme Bourdin pour la scénographie, il place l’action dans un univers de cruauté où dominent des troncs taillés en pointes. Sur le fond de scène avancent vers nous des nuages tourmentés ou siègent des torches stylisées, dans la vidéo suggestive de Georges Flores. Non datables, les costumes pourront être dits de fantaisie. La discrète chorégraphie de Laurence Fanon dessine des luttes féminines donnant à penser la difficulté de vivre sa nature dans la Galilée en guerre du Tétrarque érotomane. En accord avec la salle, la scène décline des demi-teintes marbrées, ocres doux et roses fanés. On regrette toutefois le peu d’ambition théâtrale du projet, tout juste illustratif.

BB