Chroniques

par hervé könig

Hamlet
opéra de Brett Dean

Glyndebourne Festival
- 30 juin 2017
Hamlet, nouvel opéra sur la pièce de Shalespeare, par Brett Dean à Glyndebourne
© alastair muir

Bien qu’ayant surtout inspiré des œuvres instrumentales et principalement à la période romantique, Hamlet, la plus complexe des pièces de Shakespeare, tente nos contemporains qui s’y mesurent dans le genre lyrique. La proposition d’Anno Schreier, vue à Vienne à l’automne dernier, n’avait guère convaincu [lire notre chronique du 21 septembre 2016]. Celle de Brett Dean retient autrement l’attention.

Ce compositeur australien (né en 1961) s’est frotté à l‘opéra avec Bliss (création le 12 mars 2010, Sydney) d’après une nouvelle de Peter Carey (1981) que Ray Lawrence adapta au cinéma (1985). Le Glyndebourne Festival lui a commandé son second ouvrage. Après avoir puisé chez son compatriote écrivain qui avait beaucoup choqué les Anglais en refusant le Commonwealth Writers Prize, ce qui fut considéré comme un affront à leur reine (1998), Brett Dean ose affronter un monument de la culture britannique en mettant en musique Hamlet.

L’homme de théâtre canadien Matthew Jocelyn connaît bien le domaine lyrique puisqu’il mit en scène une quinzaine d’ouvrages, dont un mémorable Roi Arthus de Chausson à La Monnaie de Bruxelles [lire notre chronique du 26 octobre 2003, mais aussi celles de ses Carmencita, Julie et Reigen]. Pour Dean, il signe un nouveau livret, après Requiem et Le bal d’Oscar Strasnoy [lire notre chronique du 13 janvier 2012].

L’original shakespearien a des proportions qui nécessitent de faire des choix, au risque d’en limiter la richesse et la saveur. Jocelyn a trouvé une solution intéressante : il a retenu la trame dont il n’a gardé que quelques fragments plutôt que des scènes entières, distribuant plusieurs phrases ici et là, à des personnages qui ne sont pas forcément ceux qui les prononcent dans la pièce. « To be or not to be » entame la soirée et reviendra pendant la représentation, mais ce n’est jamais le prince qui le dit. Un seul regret, pourtant : Fortinbras n’existe plus, ce qui déséquilibre l’intrigue ; mais c’est un aspect de la tragédie qui gêne presque tous ceux qui l’approchent…

Le travail de Brett Dean s’appuie sur la virtuosité.
Avec une grande formation dans la fosse, à laquelle vient s’ajouter un ensemble de huit voix, associé à la folie du héros, il élabore des textures expressives et délicates, souvent mystérieuses, qui en disent plus que les personnages. Il ne s’en tient pas là : cette sorte de continuo géant est contrastée par des percussions placées sur le côté (Timothy Constable) et il convoque en scène l’excellent accordéoniste écossais James Crabb pour Le meurtre de Gonzague, mise en abîme par laquelle le héros croit pouvoir confondre son oncle – la respiration particulière de l’instrument apporte une étrangeté troublante qui n’aurait pas manqué d’interroger notre rédacteur en chef, Bertrand Bolognesi, passionné par Hamlet comme l’a révélé la brillante conférence qu’il prononça ce printemps –, tout en utilisant l’électronique (Bob Scott) qui encercle le public par des effets discrets (géniale, la sensation que l’air se déplace lorsqu’apparaît le spectre du vieux roi, en plus des graves tenus du tuba !).

L’écriture vocale n’est pas en berne, au contraire, et l’on peut affirmer que le compositeur sait exactement ce qu’il peut demander à chacun. Il faut dire que Glyndebourne a mis à sa disposition une belle fourchette de chanteurs, tous très investis. À commencer par le ténor Allan Clayton qui compose un rôle-titre empêtré dans ses troubles mentaux, presque toujours en scène, et ne ménage pas sa voix dans ce véritable défi lancé par le compositeur. L’intensité de son incarnation paraît inépuisable. L’ami Horatio est confié au baryton tendre de Jacques Imbrailo [lire notre chronique du 22 février 2017] qui le rend particulièrement attachant dans la séquence potache. Une irrépressible sympathie va également aux Tweedledum and Tweedledee, les espions Guildenstern et Rosencrantz comme échappés de la comptine, que campent les contre-ténors Christopher Lowrey et Rupert Enticknap, parfaits. On retrouve le vaillant David Butt Philip en Laërte au timbre clair [lire notre chronique du 21 mars 2016], tellement ardent.

Puis cinq stars, rien que ça !
À quelques semaines de son soixante-et-onzième anniversaire, John Tomlinson prête son inimitable et puissante basse à trois petits rôles que la logique dramaturgique invite à rassembler, puisqu’ils sont placés du côté de la mort : le Spectre, le Fossoyeur et un Comédien de la saynète accusatrice [lire nos chroniques du 2 août 2013 et du 25 janvier 2015]. Baudruche pédante, Polonius, le pleutre ministre du nouveau roi, revient à l’impact piquant de Kim Begley que les années épargnent comme par miracle. On ne peut pas en dire de même de Barbara Hannigan qui, avec son Ophélie dont le théâtre bouleverse mais vocalement lamentable, confirme l’anormale fin précoce de sa carrière [lire nos chroniques du 23 avril 2013, du 23 novembre 2015 et du 18 février 2017]. Enfin, le couple régnant est somptueusement tenu par Sarah Connolly et Rodney Gilfry. En Claudius, le baryton californien fascine par la couleur raffinée et la santé de l’émission, impressionnant dans le duo de la vengeance (avec Laërte) où la fosse se déploie sans compter [lire nos chroniques sur ses inoubliables Alfonso, Nathan, Oreste, Pelléas et, surtout, Saint François]. Quoique l’œuvre soit ingrate avec Gertrude, le grand mezzo-soprano dramatique est efficace dans l’angoisse de cette mère coupable prise entre deux feux [lire nos chroniques du 19 avril 2016, du 21 juillet 2015 et du 12 juillet 2014].

Au pupitre d’un London Philharmonic Orchestra dans une forme olympique, Vladimir Jurowski reprend de l’active au festival pour cette création mondiale réussie. Concentrée et dense, sa lecture fait beaucoup dans le succès général. Ce n’était pas gagné d’avance, quand tant de paramètres sonores sont à prendre en charge. Sous l’impulsion de Jeremy Bines, les interventions du Glyndebourne Chorus sont précieuses.

Après avoir révélé Bliss à Sydney, Neil Armfield, qui sort juste de la reprise de son Ring à Melbourne, poursuit sa collaboration avec Brett Dean et son investigation shakespearienne, puisqu’il signait une mise en scène d’Hamlet il y a plus de vingt ans. Entouré d’Alice Babidge (costumes), Ralph Myers (décors) et Jon Clark (lumières), il raconte une tragédie intemporelle dont les protagonistes sont piégés par des murs d’incompréhension mutuelle. Seule la blancheur artificielle des visages signale qu’ils sont sur scène, tout reposant sur une direction d’acteurs très précise et jamais outrée. Félicitons Nick Hall qui a réglé les combats. Ambroise Thomas (1868), Franco Faccio (1865/71) et Anno Schreier (2016) nous semblent avoir été moins heureux avec leurs Hamlet que Brett Dean [lire nos chroniques du 3 décembre 2013 et du 28 juillet 2016]… la postérité en décidera.

HK