Chroniques

par nicolas munck

Hessischer Rundfunk Sinfonieorchester Frankfurt
Tito Ceccherini joue Pesson, Ravel/Boulez, Stravinsky et Webern

Festival d’Automne à Paris / Cité de la musique
- 8 décembre 2012

Organisé comme un écrin à la création de Future is a faded song, pour piano et orchestre, le programme proposé par la Cité de la musique et le Festival d’Automne à Paris, joliment intitulé Exercices d’admiration par le musicologue Laurent Feneyrou, donne à entendre deux très brefs opus de Ravel, deux Stravinsky ainsi que l’idylle pour grand orchestre Im Sommerwind d’Anton von Webern. Plus qu’une mise en perspective ou un clin d’œil discret à ses grands aînés, la création de Gérard Pesson comportant une évocation fugace du motif central de Frontispice, la logique de cette production repose plutôt sur une incarnation sonore de l’admiration mutuelle des compositeurs programmés : « Stravinsky admirant Webern, ami de Ravel, qui admirait Stravinsky », comme l’écrit Pesson qui semble contribuer, par ce Future is a faded song, à un prolongement de cette boucle chargée d’histoire.

Bien que justifiable par son lien plus ou moins direct avec la création du jour, le choix de la version orchestrale (Pierre Boulez) de Frontispice de Maurice Ravel, faisant office d’ouverture, soulève un certain nombre de questions, tant esthétiques que programmatiques. D’une durée n’excédant pas les deux minutes, cette « ouverture » fait plus office d’un aplat décoratif qui ne prépare que modérément l’auditeur à se plonger dans les richesses du menu. Par ailleurs, cette version boulézienne copieusement enrichie de cloches tubulaires, vibraphone, glockenspiel (éléments de prolongation de la résonnance), renvoie à la sempiternelle question du positionnement de l’orchestrateur : doit-on jurer fidélité et allégeance au matériau initial ? L’ambiguïté entre le travail d’arrangeur, de transcripteur et celui de compositeur n’est-elle pas une trahison du sujet ? Quelle est la limite entre les contraintes, imposées par le modèle et l’esthétique de l’orchestré, et la liberté que veut bien se donner l’orchestrateur ? Parfois revendiquée du côté du compositionnel – c’est notamment le cas de Pesson dans son instrumentation de la Ballade Op.10 n°4 de Brahms ou dans la « re-composition » du Maestoso de la Symphonie n°6 de Bruckner – cette orchestration de Boulez laisse l’impression d’une posture trop prononcée du compositeur dans un matériau qui n’est pas le sien. Il s’agit donc d’une orchestration « réinvestie » par un créateur, qui rend moins effective la logique de filiation défendue par cette soirée.

Écrit en 1904 et donné en création le 25 mai 1962 à Washington, Im Sommerwind, bien que légèrement teinté de sentimentalisme et d’un postromantisme débordant, se révèle être un exercice idéal pour mettre en avant les qualités expressives d’un chef et de son orchestre. Notons une très belle homogénéité des cordes, ainsi que de solides interventions solistes, délicates et très exposées, du violon, de la clarinette et du cor anglais.

La première partie se referme sur Agon d’Igor Stravinsky. Entrecoupée par la conception d’In memoriam Dylan Thomas et de Canticum Sacrum, cette musique de ballet, datée de 1957 et structurée en quatre parties à trois numéros, est profondément marquée par la confrontation entre un langage tonal, relayé par des modèles de la renaissance et des danses de cour française du XVIIe siècle, et un sérialisme déjà bien affirmé.

Comportant d’heureuses trouvailles orchestrales (couvertures de registres extrêmes, utilisation pertinente du piano comme liant, adjonction d’une mandoline, etc.), cette partition semble toutefois se faire le théâtre d’une lutte perpétuelle entre les différents pupitres. Pensées par groupements et blocs de timbres, les parties instrumentales ne s’entrecroisent que rarement, ou avec parcimonie : il n’y a pas de réelle fusion, de synthèse. Un grand orchestre… mais pour quoi faire ? À la froideur et à l’austérité du matériau s’ajoute donc un traitement qui privilégie le groupe instrumental et la dimension chambriste. Néanmoins, dans cette apparente économie de moyens, l’impact d’un tutti (réel ou partiel) prend une dimension extraordinaire et saisissante. Enfin, cet éclatement de l’orchestre (et donc du timbre) se fond parfaitement dans une écriture rythmique incisive et mordante. Malgré une certaine mollesse d’attaque et une battue manquant parfois de tranchant, cette partition redoutable est honorablement défendue par l’Hessischer Rundfunk Sinfonieorchester Frankfurt, visiblement plus à son aise dans les pièces précédentes.

Nouvel aphorisme de la soirée, Fanfare, prélude à l’Éventail de Jeanne (cycle en hommage à Jeanne Dubost et regroupant des miniatures d’Ibert, Roussel, Milhaud, Auric, Schmitt, etc.), ouvre en grande pompe (d’une justesse parfois imprécise) la seconde partie du concert, et propulse, via une grande résonnance de tam, dans l’œuvre de Gérard Pesson.

Triple commande de l’Orchestre de la Tonhalle de Zürich, de la formation hessoise et du festival, Future is a faded song (titre en référence au fragment du troisième vers du poème III de The Dry Salvages d’Eliot), est ici donné en création française (après une première audition zurichoise, le 9 novembre dernier). Intimement connectée à la technique pianistique d’Alexandre Tharaud, cette « espèce de concerto » (cf. Pesson) utilise le piano comme un « hyper clavier » dont l’orchestre constituerait la « table d’harmonie » et le « résonateur » du soliste (lui-même doublé dans la masse orchestrale). Judicieusement placée dans un programme offrant quelques couleurs et aspects de la musique française, cette pièce faite de grattements, de râles, de souffles sur des échos presque ravéliens, est tout à fait remarquable pour la théâtralisation du timbre et la gestion (ou l’entretien) de la résonnance pianistique. La circulation d’un « souffle d’orchestre », d’un « souffle global glissé » avec émergences d’éléments épars, le jeu dans les cordes du second piano, les combinaisons de « textures souffle » agrémentées des registrations graves (tuba avec sourdine) et plaques-tonnerre, ou le prolongement d’un geste pianistique relayé par un glissé avec baguettes de bois sur marimba et double-relais de temple-blocks, constituent de minuscules exemples de la sonorité. Remarquable pour de nombreuses raisons, cette œuvre laisse toutefois transparaître une polarisation quasi-exclusive autour du « paramètre timbre ». Par ailleurs l’ensemble du matériau utilisé semble directement dérivé du modèle pianistique. En ce sens, l’orchestre possède, certes, une autonomie du « timbral », mais non celle des autres paramètres constitutifs. Que l’on ne s’y méprenne pas, elle ne pâtit nullement de ce qui pourrait être un déséquilibre. Bien au contraire, véritable bouffée d’oxygène cette musique fragile conduit l’auditeur à « plisser les oreilles » pour en saisir toutes les subtilités sonores. Elle respire. Gérard Pesson convie donc à une généreuse expérience aux confins des sens, remarquablement servie par le sérieux, la sobriété et l’exactitude d’Alexandre Tharaud (ce concerto est du « sur mesure »). Le public ne s’y trompe pas et accueille avec une chaleur légitime le compositeur lorsqu’il rejoint la scène.

À l’âpreté d’Agon répond l’éclat du Chant du rossignol qui vient parachever le concert. Tirant son origine de l’opéra Rossignol (1917) d’après le conte d’Andersen, cette suite orchestrale d’une vingtaine de minutes bouscule l’argument initial pour ne retenir que trois tableaux : La fête au palais de l’empereur de Chine, Les deux rossignols et Maladie et guérison de l’empereur de chine. À l’image de ce programme d’une rare difficulté, cette partition « casse-gueule » tire habilement parti de toutes les potentialités de l’orchestre notamment au travers de soli vocalisant souvent périlleux. En dépit d’une vélocité parfois flottante dans les bois et de quelques imperfections de mise en place, Tito Ceccherini et l’Hessischer Rundfunk Sinfonieorchester Frankfurt en livrent une attrayante version.

NM