Chroniques

par hervé könig

I vespri siciliani | Les vêpres siciliennes
opéra de Giuseppe Verdi

Palau de les arts Reina Sofía, Valence
- 10 décembre 2016
reprise réussie de la passionannte production Livermore des Vêpres siciliennes
© tato baeza

Après un bref séjour berlinois où aller voir Les Huguenots, quoi de plus naturel que de partir dans la direction géographique opposée, si c’est pour assister aux Vêpres siciliennes ? Près de deux décennies séparent l’ouvrage de Meyerbeer, créé rue Le Peletier en février 1836 et récemment applaudi dans la mise en scène de David Alden [lire notre chronique du 27 novembre 2016], de celui de Verdi dont la première s’est donnée le 13 juin 1855 dans la même salle parisienne ; le cadet faisait alors allégeance au genre inventé par l’aîné : le grand opéra historique. Quoique conçus pour les scènes italiennes, c’était déjà le cas d’I Lombardi (Milan, 1843), d’I due Foscari (Rome, 1844), d’Attila (Venise, 1846) et, bien sûr, des fameux Giovanna d'Arco et Nabucco (Milan, 1845 et 1842), mais surtout de Jérusalem, sa première œuvre officiellement écrite pour Paris et en français – en fait l’adaptation d’I Lombardi (1847), mais qui, le mois suivant, deviendrait Gerusalemme à la Scala [sur ces opus, lire nos critiques DVD des captations milanaise, napolitaine, londonienne, véronaise, parmesane, viennoise et génoise, ainsi que nos chroniques du 27 mars 2010, du 21 décembre 2015 et du 9 juillet 2014]. Les vêpres siciliennes, composé sur le livret de Charles Duveyrier et Eugène Scribe suite à la commande signée par la Grande boutique en 1852, est donc bel et bien la première page française du musicien italien.

Six mois plus tard, Parme confiait au poète Arnaldo Fusinato (1817-1888) le soin d’en tirer une version en langue italienne créée in loco le 26 décembre, sous le titre de Giovanna di Guzman, l’action s’y trouvant transposée au Portugal (la censure…). L’affaire se corse en février 1856 pour la première scaligère avec un livret encore remanié, puis à Naples l’année suivante sous le nom de Batilde di Turenna… ainsi de suite durant les luttes du Risorgimento et jusqu’à l’avènement du Royaume d’Italie, le 17 mars 1861, qui autorise enfin l’argument dans la Pâques palermitaine du XIIIe siècle et le titre I vespri siciliani. C’est d’ailleurs pour les célébrations du cent cinquantième anniversaire de l’événement que le Teatro Regio de Turin révélait en 2011 la présente production. Après avoir conquis l’Euskalduna Jauregia de Bilbao, qui nous régalait il y a peu d’une belle Lucrezia Borgia [lire notre chronique du 28 octobre 2016], elle gagne aujourd’hui València où nous la découvrons, et le somptueux Palau de les arts Reina Sofía désormais dirigé par son auteur, Davide Livermore.

Coup de génie que cette mise en scène !
Le 23 mai 1992, en fin d’après-midi, une énorme explosion éventre l’autoroute non loin de la capitale sicilienne. Des bombes ont soulevé deux voitures : l’Alfa Romeo de Giovanni Falcone et la Fiat qui l’escorte. Bilan : une vingtaine de blessés et sept morts, dont le juge visé (son épouse et leurs gardes du corps) qui a osé s’en prendre au redoutable Totò u curtu, alias Salvatore Riina, mafioso tristement célèbre. Plus ou moins éloignées des réalités espagnole et française, ses références sont celles du public italien : on peut imaginer le choc que put être ce spectacle ! La démarche critique de Livermore est virulente : au premier degré, elle désigne le terrorisme de Cosa nostra et, plus en profondeur, la complicité, par les faits ou par le silence, d’une classe politique corrompue. Toujours consentante au pire – odieusement racoleur, le telegiornale montre les exactions de la mafia entre deux spots publicitaires –, c’est encore notre culture du show que brocarde cette version courageusement polémiste des Vespri. Voilà qui est faire honneur à Verdi lui-même ! Et cela fait sens de faire chanter O tu Palermo au médecin sur le lieu du crime, clairement évoqué par le décor de carrosseries calcinées de Santi Centineo. Félicitons d’ailleurs le scénographe pour l’ingéniosité de son dispositif, mobile à souhait, et placé dans la réalité, brutale, par les lumières d’Andrea Anfossi que ne démentent pas les costumes de Giusi Giustino.

Bravo au Cor de la Generalitat Valenciana et à son chef, Francesc Perales, pour une prestation solide. Prolongeant le bonheur de la Norma madrilène [lire notre chronique du 29 octobre 2016], l’excellent Roberto Abbado prend en main les forces vives de son Orquestra de la Comunitat Valenciana, au bénéfice d’une lecture tendue, parfois noire comme le péché – on se rappelle la bonne rigueur avec laquelle il abordait le Mosè de Rossini [lire notre critique du DVD]. Le soin de l’équilibre fosse-plateau ne permet pas toujours de profiter au maximum de l’orchestration, mais n’empêche en rien l’idéal calage dramaturgique.

Sur scène, Juan Jesús Rodríguez campe un Gouverneur crédible à la ligne vocale fort résolument conduite, et de couleur bien verdienne, mais sans habiter assez définitivement le personnage (surtout dans l’option puissante de Livermore), lui qu’on sait pourtant capable d’un jeu plus engagé [lire notre chronique du 15 juin 2016]. À l’inverse, la jeune basse russe Alexander Vinogradov fait grand effet en Giovanni da Procida, en définissant nettement le rôle, malgré un style trop peu italien [lire nos chroniques du 6 février 2015 et du 22 avril 2014]. Remarquée ici-même dans une zarzuela [lire notre chronique du 30 octobre 2016], le soprano lyrique Maribel Ortega livre des moyens généreux à la difficile partie d’Elena dont il lui fallut se saisir un peu vite – Anna Pirozzi fut remplacée par Sofia Soloviy et cette dernière par Ortega !... Rien de grave si le chant est un peu nerveux encore, mais il s’affermira au fil des représentations.

Après son vaillant Pollione de Madrid en octobre et le lumineux Samson piémontais du mois passé [lire notre chronique du 23 novembre 2016], Gregory Kunde affirme en Arrigo la forme nécessaire. Certes, la soirée le révèle moins souple, les ouvrages abordés dans les semaines précédentes ne l’ayant guère ménagé. Un registre médium à peu moins brillant, ce soir, ne ternit pas l’ampleur du phrasé, la puissance générale et l’incroyable présence de chaque instant. Avec cette représentation, la saison valencienne attire positivement les regards.

HK