Chroniques

par bertrand bolognesi

Il prigioniero | Le prisonnier
opéra de Luigi Dallapiccola

Opéra de Limoges
- 28 janvier 2011
à Limoges, le jeune baryton Jean-Luc Ballestra  est un Prisonnier formidable !
© ville de limoges

Relativement présent sur les scènes italiennes et celles des pays du Nord, Il prigioniero de Luigi Dallapiccola n’occupe guère nos théâtres. On remarquera pourtant un regain d’intérêt, puisque cette nouvelle production de l’Opéra de Limoges est le troisième regard à se poser sur lui. Et, disons-le d’emblée, ce regard-là s’avère le plus juste, le plus efficace, le plus droit.

En osant la quasi-absence de tout dispositif, Patrick Le Mauff, qui signe ici sa première mise en scène d’opéra, ne se trompe pas. Ainsi place-t-il le spectacle à l’opposé d’un Lluís Pasqual qui, à Garnier il y a trois ans, encombrait l’ouvrage d’évocations chargées de l’Inquisition espagnole que maladroitement il contrecarrait, comme en égale conscience de leur peu d’à-propos, de tatouages contemporains arborées par un détenu de mauvais cinéma (Evgueni Nikitin ou Bruce Willis, qui sait…). Dans une veine assez proche de celle qu’exploitait Carmelo Agnello à Nancy [lire notre chronique du 20 février 2003], Le Mauff fait avant tout confiance au compositeur qui conçut lui-même son livret, en s’inspirant librement de la grande et féroce fresque du Belge Charles de Coster, Légende et aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au Pays de Flandres et ailleurs, parue en 1897, et de La torture par l’espérance, nouvelle du Breton Auguste de Villiers de l'Isle Adam intégrée dans ses Nouveaux contes cruels de 1888. À une importante différent près, cependant : si Agnello inventait une mise en condition intime par le choc d’un prélude promenant le public là où il n’aime pas à se trouver, Le Mauff invite celui de ce soir à s’absorber dans l’écoute, pour commencer, des Canti di prigionia de 1938-1941 qui, tout naturellement, plantent idéalement le décor sans déroger au décorum de la représentation.

Le bel accueil offert à cette soirée fait mentir quelques directeurs frileux de maisons d’opéra qui continuent de croire (ou font mine de croire, allez savoir) que le client refuserait la découverte et souhaiterait cantonner son écoute aux scies les plus rebattues. L’expérience le prouve : non seulement cette première limousine se joue à guichet fermé mais encore emporte-t-elle un succès des plus enthousiastes.

Le maître d’œuvre a imaginé d’ouvrir la représentation par un prologue dit. Aussi Michel Beretti a-t-il conçu un court texte – que d’aucuns pourront trouver un rien pédagogique mais qui, sans conteste, contribue à l’appréciable qualité d’écoute rencontrée là – joué par Patrick Le Mauff lui-même qui pour l’occasion endosse le rôle d’un compositeur partageant son souvenir affectueux du maestro florentin. Les artistes du Chœur Mikrokosmos et du Chœur de l’Opéra de Limoges ont pris place en haut de scène, face à nous, la dizaine de solistes que convoque Canti de prigionia, délimité en deux groupes symétriques de part et d’autre du chef, occupe le plateau devant lequel ce narrateur rappelle les aspects parfois ambigus de la riche personnalité de Dallapiccola, le naïf engouement pour le fascisme suivi d’une cuisante désillusion, les pénibles années de l’axe Rome-Berlin, enfin la Libération, le jour même de la naissance d’Anna Libera [nous soulignons], sa fille pour laquelle il écrira les Quaderni de piécettes pianistiques dans les années de paix qui suivront.

Après le troisième de ces Chants – qui empruntent au prédicateur toscan Savonarole, brûlé pour hérésie en 1452, à Boece, le philosophe condamné à mort en 525 par le roi ostrogoth Théodoric, et à la reine d’Ecosse Marie Ière, Stuart emprisonnée par sa cousine Tudor Elisabeth Ière d’Angleterre qui ordonna sa décollation en 1587 – dont on a goûté une exécution (quel mot !) précise, sainement articulée, qu’a magnifiée l’acoustique remarquable de ce théâtre offrant une proximité auditive rare, un tulle se baisse, la fosse s’éclaire. Et les instrumentistes de l’Orchestre maison de l’envahir, sur-jouant un rien le préparatif, la rituelle piaillerie qui toujours précède l’entrée du chef à l’opéra. Jérôme Kaltenbach fait alors retentir l’énergique motif initial du Prigioniero, un motif que Dallapiccola puisa dans sa propre Partita pour orchestre de 1932 et qu’on pourrait dénommer motif de la porte à vouloir décrire l’utilisation du dernier tiers de l’ouvrage – un motif auquel Messiaen fait allusion plusieurs décennies plus tard dans son Saint François d’Assise (coups redoublés de l’Ange à la porte du couvent).

D’une voix avantageusement impactée, Urzsula Cuvellier campe une Mère qui ne laisse pas indifférent. Au plus fort de sa lamentation, le chœur se superpose, démultipliant l’émotion, tandis que s’envole le tulle, révélant le Prisonnier devant un large mur incurvé où seront discrètement projetées des images de guérilla. Et quel Prisonnier ! La rencontre d’un rôle et d’un interprète qui apparaît comme idéal n’est pas fréquente. Remarquablement présent sans rien faire – aux oubliettes, le superflu –, Jean-Luc Ballestra livre une incarnation investie que n’entrave aucune démonstration, dans le chant comme dans le jeu. L’expressivité d’un grain de voix exceptionnel que l’on salua plus d’une fois trouve ici à se déployer comme jamais auparavant, grâce à une conduite souplement menée, posant des aigus parfois diaphanes, osant même le falsetto pour mieux servir et au plus intimement une partition qui convoque plus de délicatesse qu’entendue jusqu’alors. Ainsi l’intelligence théâtrale fait-elle mouche en explorant ce que le timbre possède de plus doux dans une voix par ailleurs souvent noire. En tout point la dynamique est exacte, dans une couleur toujours choisie qui rendra d’autant insupportable l’ignoble nasière de l’espoir. Le lyrisme particulier de Dallapiccola, sériel convaincu et riche héritier de la tradition italienne, trouve un ambassadeur à nul autre pareil en ce baryton dont l’approche s’avère à la fois fidèle et généreuse. À ses côtés, les brèves répliques de Christopher Lemnings et Job Tomé (Prêtres) sont irréprochables, tandis que Gianluca Floris compose parfaitement un Geôlier à la caresse sournoise.

Incontestablement, cette production doit être vue, doit voyager, gagner d’autres théâtres. Il est des soirs où l’on regrette de n’être pas producteur, vraiment – à bon entendeur…

BB