Chroniques

par bertrand bolognesi

Il Trittico | Le triptyque
opéra de Giacomo Puccini

Théâtre du Capitole, Toulouse
- 5 mai 2006
© patrice nin

Un an après avoir monté La Rondine, mal reçu en son temps, le Capitole reprend sa production du Trittico révélée au public en 1997, s’attelant ainsi à défendre les ouvrages pucciniens les moins courus (avec Edgar et Le Villi). C’est à 1904 que remonte l’idée de concevoir un opéra regroupant trois intrigues distinctes : une connaissance l’avait alors soufflée à l’oreille de Puccini, juste après la création de Madama Butterfly. Abandonnant vite le projet d’une Divina Commedia, le compositeur songera trois ans plus tard à puiser matière à son triptyque dans les nouvelles de Maxime Gorki, puis concentrera ses efforts sur La fanciulla del West. Après la création de cette œuvre, il finit par élire La houppelande de Didier Gold, vu à Paris quelques années auparavant, dont l’adaptation sera réalisée par Giuseppe Adami, complété par Suor Angelica et Gianni Schicchi sur la suggestion de Giovacchino Forzano qui en signe les livrets.

En pleine guerre mondiale, Il Tabarro est composé en même temps que La Rondine, à partir de l’été 1915, Suor Angelica durant les neuf premiers mois de 1917 et Gianni Schicchi du printemps 1917 au suivant. Ainsi Il Trittico verrait-il publiquement le jour le 14 décembre 1918, au Met’, sous la direction de Moranzoni, sans rencontrer le succès attendu. Les Étasuniens comme les Italiens (à Rome, en janvier 1919, sous la battue de Marinuzzi) se délectèrent de la troisième partie sans s’attacher aux précédentes. De fait, les mélomanes de Chicago, de Florence, Buenos Aires, Vienne ou Venise partageant ce même goût, Puccini finirait par autoriser que l’on démembrât son Triptyque, générant alors de nombreuses représentations fort appréciées de Schicchi qui jetteront dans l’ombre les deux drames.

C’est à son assistant Stéphane Roche que Nicolas Joel avait confié cette mise en scène s’associant lui-même à Nicolas de Lajarte et à Pascale Cazalès pour la scénographie. À un argument naturaliste, l’équipe se devait de concevoir un espace fidèle : on retrouve la péniche de Michele à quai (Il Tabarro), comme il se doit, attendant dans une écluse le départ pour Rouen. Appréciant la lucidité de la proposition, on regrette toutefois le manque de rythme d’une direction d’acteurs un peu lâche et une fin qui manque cruellement d’inventivité. Montrer « tout cru » un crime n’étant guère recevable sur scène aujourd’hui, l’ouvrage pose un sérieux problème ; n’aurait-on pu imaginer de le solutionner discrètement afin d’en révéler plus sensiblement l’horreur ? À l’inverse, la stylisation du plateau de Suor Angelica s’avère non seulement efficace mais laisse la place au jeu ; si les ensembles s’y trouvent travaillés et minutieusement organisés, les personnages principaux sont avantageusement construits. On trouvera fort intéressante l’idée d’une Princessemoins inhumaine que d’habitude. Mais c’est surtout par Gianni Schicchi que brille Stéphane Roche : dans un décor Art nouveau (contemporain de Puccini), il articule une mise en scène enlevée qu’alimente une inventivité sans cesse renouvelée. Certains détails sont savoureux : tandis que tous cherchent à mettre la main sur le testament du vieux Donati, on découvre le petit garçon jouant avec le précieux document plié en avion ! Autre trouvaille : l’un des témoins du notaire est aveugle. Enfin, l’apparition du médecin est exquisément rafraîchissante, abandonnant l’option coutumière d’un vieux praticien pour celle d’un jeune docteur coincé dont les tics tentent d’asseoir l’autorité encore inexistante.

Dans l’ensemble, les choix de distribution sont satisfaisants.
Commençons par les apparitions uniques. Le soprano roumain Doina Dimitriu offre un bel impact vocal à Giorgetta (Il Tabarro) et une puissance appréciable dont pourtant elle mésuse, nuançant peu son chant, par ailleurs inexpressif et dépourvu du legato nécessaire. À l’inverse, Nicola Rossi Giordano est un Luigi au style irréprochable, somptueusement expressif, qui mène chaque phrase avec beaucoup de sensibilité, malgré une relative raideur de l’aigu. Dans l’épisode central, on se réjouit d’un plateau vocal d’une grande qualité que l’on goûte tant dans les ensembles, toujours bien réalisés, qu’individuellement. On soulignera l’idéal équilibre du duo des Converses Cécile Crozat et Anne-Karine Varaut, l’accroche poitrinaire de la voix attachante de Nona Javakhidze en Maestra delle novizie, la plénitude extraordinaire du médium de Marjana Lipovšek en Zia Principessa, ainsi que le bel entretient d’une pâte richement colorée que magnifie un indéniable charisme. Quant au rôle-titre, il bénéficie de la belle assise grave du soprano géorgien Tamar Iveri dont la voix révèle sa souplesse sur le passage du calendula (guérison de la piqûre de Sœur Clara), sa lumière à l’annonce du mariage de sa cadette, une voix toujours parfaitement conduite, jusqu’à la poignante évocation de l’enfant. Dans Gianni Schicchi, Frédéric Caton campe un Betto anémié qui laisse sur sa faim et la voix d’Anne-Catherine Gillet, remarquée sur la scène du Capitole le mois dernier en Poppea [lire notre chronique du 9 avril], manque d’espace en Lauretta – son O mio babbino caro n’est pas irrecevable, mais sans plus. Outre que d’assumer la composition du médecin Spinelloccio évoquée plus haut, Eric Martin-Bonnet mène rondement sa brève intervention d’où sourd une belle personnalité vocale. Rinuccio, fils de famille amoureux imaginé en grand garçon à l’enthousiasme un peu gauche, est avantageusement incarné par Ismael Jordi qui conduit avec une saine prudence sa voix claire, souple et vaillante.

Poursuivons avec les artistes distribués plusieurs fois.
À commencer par Claudia Marchi, présente sur les trois ouvrages, en Ciesca de Schicchi, en Zelatrice de Suor Angelica et Frugola de Tabarro, trois rôles servis d’un timbre riche et nettement caractérisé comme d’un legato efficace. Avant d’être une plus discrète Nella (Gianni Schicchi), Eunyee You est une Suor Genovieffra attachante bénéficiant d’une voix agile qui gagnerait à garantir plus certainement son bas-médium. Tour à tour Talpa (Il Tabarro) et Gherardo (Gianni Schicchi), on préfèrera oublier les invectives systématiquement parlando d’un Ricardo Cassinelli outrageusementcabot. La basse Michele Bianchini donne un Simone drôle et présent au troisième ouvrage et, au premier, un Tinca attachant. Honorable en Badessa de Suor Angelica, Cinzia De Mola crève littéralement l’écran en truculente Zita de Schicchi, usant d’une projection musclée et d’un irrésistible sens de la farce. Enfin, de l’émission posée qu’on lui connut toujours, d’un grain égal libérant le cuivre d’un aigu endurant, Juan Pons sert un Michele (Tabarro) directement touchant qui se livre à toutes les facéties dans le rôle-titre du troisième volet.

Au pupitre, on retrouve Marco Armiliato qui signait ici La Rondine [voire notre chronique du 4 mars 2005]. Si sa prestation d’alors n’avait pas enthousiasmés, la lecture de ce soir ne déçoit pas. Tout en ménageant une réalisation délicate et jamais exclusivement ironique à la rengaine d’orgue de barbarie, il accorde au Tabarro une appréciable pâte lyrique qu’il nuance finement, entretient une tendresse exquise des cordes dans Suor Angelica dont il profite de chaque trait, et accuse vertement les contrastes de Gianni Schicchi. Les musiciens de l’Orchestre national du Capitole, parfois imprécis dans la première pièce, honorent la plus exigeante écriture chambriste de la seconde.

BB