Chroniques

par bertrand bolognesi

Il trittico | Le triptyque
opéra de Giacomo Puccini

Münchner Opernfestspiele / Nationatheater, Munich
- 16 juillet 2018
Au Nationaltheater de Munich, Kirill Petrenko joue Il trittico, opéra de Puccini
© wilfried hösl

Il en est peu, des soirées comme celle-ci. Quand la mise en scène satisfait, parfois la distribution manque d’unité, ou alors c’est la fosse qui déçoit. On peut aisément faire tourner les qualités entre les trois corps actifs qui font un opéra, apprécier les chanteurs et l’orchestre mais ne pas aimer la production, et ainsi de suite… Ce lundi, au Nationaltheater de Munich, dans le cadre de l’Opernfestspiele de la Bayerische Staatsoper, chaque poste est dûment honoré, jusqu’à la réussite complète.

Le premier à frapper le spectateur est assurément Kirill Petrenko, surtout entendu dans des opus allemands ou russes et que l’on attend moins dans le répertoire latin, de ce fait [lire nos chroniques de ses Tannhäuser, Lulu, Götterdämmerung, Ariadne auf Naxos, Der Rosenkavalier, Die Frau ohne Schatten, L’ange de feu et Lady Macbeth de Mzensk]. L’extrême délicatesse qui caractérise son approche de Puccini fait des miracles dans Il trittico dont la tendance vériste n’est pas toujours du meilleur goût. Avec cette baguette avisée, rien des excès trop souvent rencontrés. Loin d’infléchir la musique dans quelque sécheresse, Petrenko circonscrit habilement les effets, soignant avant tout les textures les plus évocatrices de chaque contexte dramatique, avec un formidable sens de la couleur. Ainsi du Tabarro, ouvert par une fosse exquisément tendre qui contient l’emphase dans une discrétion salutaire, laissant meilleur impact aux figuralismes paysagistes. La régularité lapidaire du déroulé orchestral tend comme jamais l’érotisme induit entre Giorgetta et Luigi, sans compter tous ces détails dans les timbres qui, d’habitude, se perdent dans la surexpressivité du tutti. Voilà une lecture souplement rigoureuse qui se garde de toute démonstration. L’enchainement du prélude de Suor Angelica bénéficie d’une douceur presque caressante qui contrastera avec la brutalité de la scène. De fait, le chef bande la rébellion de l’héroïne avec une violence douloureuse. Après l’entracte, Kirill Petrenko fait virevolter Gianni Schicchi en une ronde folâtre. Démon facétieux, il imprime à l’interprétation tout ce qu’il faut de malice et de vivacité, donnant à penser qu’il s’y amuse autant que les chanteurs. Bravo !

Présentée ici-même, en saison, le 17 décembre dernier, la nouvelle mise en scène d’Il trittico s’appuie sur deux éléments aussi simples que signifiants, érigés en principe. Avec la complicité de Bernhard Hammer, Lotte de Beer [lire notre chronique de son superbe Mosè in Egitto] situe les trois actes indépendants dans un même espace, sorte de citerne-cloaque – enfermés sur l’eau et dans leur condition sociale, recluses en Dieu, enfin prisonniers de leur cupidité, les protagonistes des trois arguments partagent cette part de leur destin – dont nul ne parvient à s’échapper… si ce n’est par la mort, la seconde donnée du système : un cortège funèbre hante toute la représentation, ouvrant Il tabarro en accompagnant l’enfant perdu, faisant la jonction à la fin avec les premiers carillons de Suor Angelica pour finalement se métamorphoser en préparatifs funéraires précipités dans Gianni Schicchi où l’on retrouve un enfant mort dans la grotesque tache rouge d’une héritière à ventre porteur, indiquant une fausse couche en pleine succession Donati. Jorine van Beek signe une vêture respectueuse des époques concernées – d’abord l’aube du XXe siècle, puis l’intemporalité du couvent, traversé par une Zia du XVIIIe, enfin tenues quasiment bouffonnes de la fin du Moyen Âge florentin, délicieusement dispendieuses en couleurs. Les lumières très sophistiquées d’Alex Brok dessinent chaque drame, dans la pénombre d’humides souterrains (Il tabarro), l’accueil concentré du soleil dans le ciel obstrué de la retraite (Suor Angelica), enfin dans l’éclat éblouissant qu’on connaît à certaines toiles d’autrefois juste après leur restauration (Gianni Schicchi).

La direction d’acteurs soigne son monde. C’est l’évidente passion du couple illégitime au bord de la Seine et le calme inquiétant de celui qui tue. Puis la brutalité à sacrifier la chevelure de la nonne (contraste terrible avec cette fosse céleste), l’effrayante Principessa perclus de morale, sa répugnance palpable pendant l’évocation, par la pécheresse, de l’enfant qu’elle ne vit qu’une seule fois, enfin l’élan de compassion, aussitôt réprimé (elle perd son salut), avant le rituel des roses répandues autour de la fiole fatale. Une immense croix de verre flotte dans l’espace, abritant l’enfant, comme l’ultime vision de la mourante. Pour finir, un baldaquin tourne dès le lever de rideau, contrepoint drôlissime du final précédent. Tout est fait pour rire, du reste, dans ce dernier épisode enlevé qui convoque des détails irrésistibles (le cadavre démesuré de Donati, par exemple, qui fait pouffer la salle).

Pour l’occasion, la maison bavaroise a invité un plateau vocal fort impressionnant.
Quel luxe d’offrir Eva-Maria Westbroek en Giorgetta ! Le soprano a désormais gagné en italianità, dotant son incarnation, en sus d’un phrasé somptueusement lyrique, d’une présence idéale [lire nos chroniques des 1er octobre et 14 avril 2017, des 28 octobre et 21 janvier 2016, entre autres]. Claudia Mahnke campe une Frugola attachante et lyrique à souhait [lire nos chroniques de Vasco de Gama et Les Troyens]. La puissance et l’élan parfois vériste d’Yonghoon Lee conviennent à Luigi [lire nos chroniques du 25 juin 2012 et du 6 décembre 2016]. Seul Wolfgang Koch ne semble guère à son aise dans la partie de Michele dont il manœuvre maladroitement l’intonation. Aucun faux pas dans l’acte médian, avec l’Angelica bouleversante d’Ermonela Jaho, infiniment nuancée [lire nos chroniques de La traviata et d’Otello]. On retrouve Claudia Mahnke en Badessa évidente et découvre la composition de Michaela Schuster en Principessa invasive comme la mousson [lire nos chroniques du 1er août 2011, du 24 avril 2012 et du 23 mars 2014]. Anna El-Khashem livre une Genovieffa rafraîchissante. Autour du truculent Schicchi d’Ambrogio Maestri, simplement génial [lire nos chroniques des 24 octobre et 30 juin 2014, ainsi que du 2 mars 2013], s’agitent des ayants-droit fébriles où l’on reconnait Pavol Breslik en flamboyant Rinuccio, Dean Power en excellent Gherardo, à nouveau Michaela Schuster en Zita butée, Jennifer Johnston en Ciesca savoureusement racornie, enfin la Lauretta bien chantante de Rosa Feola et jusqu’au ferme Notaire du jeune baryton-basse Boris Prýgl [lire notre chronique de Der Diktator]. Sans parler en puccinien convaincu, ce Trittico, dans de telles conditions, pourrait bien être ce que l’on vit de mieux durant la saison 2017/18.

BB