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Chroniques
Il trovatore | Le trouvère
opéra de Giuseppe Verdi
Avec Rigoletto (1851) et La traviata (1853) – également programmés cette saison à Bastille –, Il trovatore appartient à ce qu’on nomme la « trilogie populaire » de Giuseppe Verdi (1813-1901). Apprécié du public, il le fut dès sa création au Teatro Appolo (Rome), le 19 janvier 1853, avant que Faust (1859), l’opéra de Gounod, vienne mettre fin à ce règne sans partage. Rien que pour l’Opéra national de Paris où il fait son entrée dès 1857, l’ouvrage compte à ce jour deux cent quatre-vingt dix sept représentations, auxquelles vont s’ajouter les treize nouvelles coproduites avec Amsterdam (jusqu’au 15 mars prochain).
Comme plus tard pour Simon Boccanegra (1857) [lire notre chronique du 18 mai 2006], Verdi s’inspire d’un drame de l’Espagnol Antonio García Gutiérrez, El trovatore, paru en 1836. Une lettre datée du 9 avril 1851 en témoigne, le musicien se montre très attachée à « toutes les nouveautés et les singularités » du livre original, au point d’orienter copieusement Salvadore Cammarano, son ancien complice pour Alzira (1845) et Luisa Miller (1849) : le valeureux trouvère Manrico gagnerait à ne pas être blessé durant son duel avec le comte de Luna, Azucena à conserver son « caractère étrange et original » sans pour autant friser la folie, etc. Et plutôt que de passer à côté de l’essence du sujet, Verdi propose même d’en changer ! La mort de Cammaro en juillet 1852, remplacé par le poète Leone Emanuele Bardare, permet de rectifier le tir tout en conservant certains effets qui semblent aujourd’hui ridicules mais furent chers à l’idéal romantique du XIXe siècle – Azucena jette au feu son propre fils au lieu du fruit de son ennemi, etc. Cette réserve mise à part, on peine à trouver le livret, réputé confus, plus complexe que bien des intrigues mêlant rivalité politique et amoureuse.
Attaché à l’image du tsigane aux semelles de vent, les promoteurs du Trovatore ont triché avec la réalité temporelle : dans l’Aragon et la Gascogne du XVe siècle, difficile de trouver des compagnies militaires composées de bohémiens au service d’un seigneur, lesquelles se forment seulement dans une Renaissance bien installée (cf. texte d’Henriette Asséo, brochure de salle). À son tour, aidé du décorateur Alfons Flores et du costumier Lluc Castells, Àlex Ollé joue avec l’Histoire et met en scène l’ouvrage dans le cadre « à la fois anachronique et futuriste » de la Première Guerre mondiale, charnier infernal où cohabitent cheval et tank, sabre et masque à gaz.
Plutôt discrète, cette transposition nécessite un plan incliné percé de deux rangées de huit ouvertures souvent rectangulaires, dans laquelle coulissent des piliers, tour à tour pierre tombale cernée d’un vert gazon, colonne ou monolithe flottant dans l’air. Malheureusement, les soixante-quatre câbles qui les actionnent, dont l’aspect « grosse machine industrielle […] qui détruit et avale tout » est cautionné par Ollé (avec beaucoup de mauvaise foi, selon nous), parasitent l’espace scénique. À ces chables rebutants s’ajoutent d’immenses miroirs qui encadrent l’action, tremblent à chaque mouvement de troupe et créent des doubles lointains (chef d’orchestre compris). À quoi servent-ils ? Mystère.
Souvent contrainte à tendre les bras ou faire les cent pas, la distribution est royale. Dans le rôle-titre, Marcelo Álvarez est un ténor plein de santé, à la projection facile. Fréquentant Verdi avec succès [lire notre chronique du 21 décembre 2015 et du 11 octobre 2014], Anna Netrebko (Leonora) séduit, une fois encore, par l’étendue et l’onctuosité de sa voix, la qualité du legato et la douceur des attaques. Agile autant qu’expressive, Ekaterina Semenchuk (Azucena) est un mezzo coloré de grand souffle qui possède le sens de la nuance. Baryton ample et vaillant, Ludovic Tézier (Luna) peut sembler, par moments, un rien brutal. Au contraire, Roberto Tagliavini (Ferrando) charme par sa basse ronde et sonore [lire notre chronique du 17 novembre 2015].
À tour de rôle, ils laisseront place à leurs confrères Vitaliy Bilyy, Hui He, Luciana D’Intino, Ysif Eyvazov et Liang Li. Tous les cinq profiteront de la présence éphémère mais solide de Marion Lebègue (Inès), Oleksiv Palchykov (Ruiz), Constantin Ghircau (un vieux tsigane) et Cyrille Lovigny (un messager), ainsi que de la fosse leste, inspirée, légère et transparente de Daniele Callegari. Préparé par José Luis Basso, citons enfin le Chœur maison qui, loin du cliché de la roulotte et du feu de camp, incarne le peuple nomade à l’aide d’une simple valise.
LB