Chroniques

par bertrand bolognesi

Jeanne d’Arc – Szenen aus der Leben der Heiligen Johanna
Jeanne d’Arc – Scènes de la vie de Sainte Jeanne

opéra de Walter Braunfels
Oper, Cologne (saison hors les murs) / Staatenhaus am Rheinpark
- 20 avril 2019
Tatjana Gürbaca signe la mise en scène de "Jeanne d’Arc" de Braunfels
© paul leclaire

En pénétrant la grande salle de la Staatenhaus – où l’Opernhaus de Cologne s’est exilé dans le quartier Deutz, sur la rive est du Rhin, le temps de nécessaires travaux de restauration –, on découvre un dispositif inhabituel : face à trois blocs de gradins frontaux, un plateau en T dont la jambe avance dans le public. À droite de l’avant-scène, une section de percussions ; à gauche, le chef et tout le reste de l’orchestre : cordes, harpe avec contrebasses et bois, enfin les cuivres, un nouveau poste de percussions siégeant tout à l’arrière.

Écrit de 1938 à 1943 au bord du lac de Constance, à Überlingen où Walter Braunfels s’était retiré après avoir été destitué par les autorités nazies de son poste de directeur du conservatoire de Cologne, Jeanne d’Arc – Szenen aus der Leben der Heiligen Johanna s’appuie sur la minute du procès de 1431. Le compositeur en conçut lui-même le livret, articulé en trois actes qui suivent de manière linéaire l’histoire de l’héroïne catholique. Comme si l’appareillage de climatisation extrêmement bruyant et la très mauvaise acoustique du lieu ne suffisaient pas à entraver la découverte en scène de cet ouvrage rare qu’on ne connaît qu’au concert ou au disque, Tatjana Gürbaca a concocté une mise en scène parfaitement inepte qui peut donner à penser qu’il manque de centrage dramatique. Avec la complicité de Stefan Heyne, elle transpose l’argument dans une vaste décharge du XXIe siècle, jonchée d’ordures en tout genre, traversée par une carcasse de voiture, la queue d’un avion et même un piano. Peut-être faut-il voir là une analogie entre la Guerre de Cent Ans, cadre du fait historique liminaire, et le fléau du consumérisme actuel…

De fait, l’armada de choristes et de personnages qui envahit le plateau, souvent en passant par la salle, arbore des costumes d’aujourd’hui, de type prêt-à-porter bon marché, signés Silke Willrett. Lorsque certains protagonistes revêtent quelque élément surgi du passé, encore semble-t-il immanquablement avoir été puisé parmi l’atroce amoncellement de déchets qui constitue l’unique horizon du spectacle. Jeanne survient-elle pour sauver l’Homme de la matière ? Nul ne sait. D’autant que les inserts s’écartant de la contemporanéité le font dans une distance presque toujours ironique – en témoigne cet enfant, double de Saint-Michel en jupette bleue, à qui l’on donne la fessée, par exemple. Rien à faire, Gürbaca, tout en l’empêtrant dans d’innombrables clichés, cantonne l’opéra dans un mode oratorio qu’elle invite en une sorte d’installation plastique laissant grandement perplexe. Les rôles ne gagnent rien à ce prisme réducteur, qu’il s’agisse d’un simplet nommé Charles VII, errant, béat, dans son pyjama rayé, ou du teenager Colin, déguisé en popstar autofantasmée. Rien n’y fait : cette production de Jeanne d’Arc échoue lamentablement, si ce n’est à convoquer dans l’immondice le kitsch de la dorure catholique.

Aussi ne reste-t-il qu’à considérer le seul plan musical pour ne point sombrer dans l’une de ces attaques de mélancolie qui envahissent le critique déçu. Quelques voix portent au mieux l’œuvre de Braunfels, fort heureusement. Ainsi de la basse Lucas Singer, fiable Jacques d’Arc, le père du rôle-titre, malgré un registre supérieur un rien serré, du frais Dino Lüthy, Colin attachant, et du ténor incisif à souhait de Martin Koch, parfait dans la partie de l’Évêque Cauchon [lire nos chroniques de Wozzeck, Bluthochzeit et Die Soldaten]. La santé revigorante de Lothar Odinius sert avec avantage Charles de Valois [lire nos chroniques de Capriccio, Das Rheingold, Magnificat Wq 215, Tannhäuser et Il ritorno d'Ulisse in patria], tandis que l’excellente basse islandaise Bjarni Thor Kristinsson campe un opulent Duc de La Trémouille, cynique à souhait. Félicitons aussi le solide baryton clair de Christian Miedl, idéal en Chevalier Baudricourt [lire nos chroniques de Der Kaiser von Atlantis, Luci mie traditrici, Die Gezeichneten et The rape of Lucretia] et le baryton-basse Oliver Zwarg, robuste Gilles de Rais, quasiment héroïque [lire notre chronique de Pelléas et Mélisande et d’Ariadne auf Naxos]. Enfin, on retrouve avec bonheur le soprano Juliane Banse, déjà appréciée en Jeanne au Salzburger Festspiele [lire notre chronique du 1er août 2013] : voilà une incarnation engagée dans le drame sacrée, par-delà l’incohérence de la mise en scène, avec une sensibilité saisissante et une musicalité inouïe [lire nos chroniques du 15 avril 2013, du 6 avril 2014 et du 20 septembre 2016, ainsi que nos critiques des CD Wolf, Humperdinck et Reimann].

Les autres bonnes surprises sont la prestation vaillante des Chor und Extrachor der Oper Köln, préparés par Benjamin Huth, et la présence, au pupitre du remarquable Gürzenich-Orchester, de Stefan Soltesz [lire nos chroniques de Tristan und Isolde, Elektra et Lear]. Tout à la fois précise et lyrique, la lecture du chef hongrois rend adroitement compte de la munificente orchestration de ces Scènes de la vie de Sainte Jeanne. Alors qu’il fut très connu avant l’arrivée du NSDAP à la Chancellerie allemande, le nom de Walter Braunfels (1882-1954) disparut instantanément des affiches en 1933, à l’instar de ces confrères Alexander von Zemlinsky (1871-1942) et Franz Schreker (1878-1934), entre autres. Ayant préféré ne pas quitter son pays, malgré les risques induits par sa qualité de demi-Juif – bien que né d’un père converti au culte protestant et qu’il se fût lui-même converti à l’église catholique –, il n’a cessé d’écrire de la musique durant les années de tourmente, tout en sachant qu’elle ne serait pas jouée. Après 1945, il peut reprendre son poste à Cologne, ses opus gagnent timidement les salles de concert et Günter Wand joue son Te Deum pour son soixante-dixième anniversaire (1952) – il est alors gravé [lire notre critique de sa récente réédition]. Les temps n’étant plus à une musique encore en phase avec le passé, son œuvre, comme celle de toute cette génération, fut oubliée. Jeanne d’Arc ne fut entendue qu’au XXIe siècle, sous la baguette de Manfred Honeck – pauvre Jeanne que ce soir l’on attache à des câbles électriques !

BB