Chroniques

par bertrand bolognesi

Káťa Kabanová | Katia Kabanova
opéra de Leoš Janáček

Grand Théâtre, Genève
- 23 octobre 2022
Tatjana Gürbaca met en scène "Káťa Kabanová" au Grand Théâtre de Genève
© gtg | carole parodi

Après y avoir mis en scène Jenůfa au printemps dernier [lire notre chronique du 7 mai 2022], Tatjana Gürbaca retrouve le Grand Théâtre de Genève avec cette nouvelle production d’un autre opéra de Janáček, Káťa Kabanová, créé à Brno en 1921. Avec la complicité d’Henrik Ahr pour la scénographie, elle a placé les protagonistes du drame d’Ostrovski, L’orage, dans une construction aux murs ornés de reflets ondins et inclinés vers une large fenêtre donnant sur la rivière, une réplique de ce décor, qui à lui seul incarne l’aspect claustrophobique de la vie de village au XIXe siècle, venant parfois surenchérir l’effet en fond de plateau. Pour cultiver l’avantage d’une lisibilité direct de l’enfermement de tous, ce dispositif s’avère toutefois limiter cruellement l’espace de jeu. L’idée est parfaitement défendable, puisqu’aucun des personnages n’est vraiment libre et que le peu de liberté qui tente de s’affirmer dans l’intrigue s’exprime dans la clandestinité, mais sa réalisation limite grandement la portée de l’œuvre à une seule de ses dimensions.

Aux costumes contemporains, Barbara Drosihn fait répondre des détails directement évocateurs de la ruralité du dramatis personae, à l’exclusion de l’instituteur que savoir et culture placent ailleurs, bien qu’il exerce là. Crue, la lumière de Stefan Bolliger ne fait pas de cadeau à la rudesse qui conduit l’héroïne au suicide. Katia est volontiers montrée comme inadaptée au monde des Kabanov, et cette inadaptation se traduit souvent par des attitudes pouvant laisser envisager une faiblesse allant au delà de la détresse psychologique – comme on le dirait dans un autre cadre, elle possède un terrain que la situation fera nettement empirer. La restriction de la scène invitant à limiter le mouvement, le tableau final s’ouvre sur une image arrêtée, saisissant chacun dans la nuit. Tous ont une marotte dont ils répètent à l’infini le geste – Tikhon noue sa cravate, Varvara lui cire les souliers, la Kabanikha vérifie coiffure et maquillage dans un miroir portatif, Kudrjáš fait des ronds de fumée, Kuligin lit activement le Petit livre rouge, Dikoï choisit et croque une pomme, et ainsi de suite, éternellement, tandis qu’il pleut à l’arrière. Cela porte-t-il l’ouvrage ? Par ce spectacle, Tatjana Gürbaca ne nous en a guère convaincu [lire notre chronique de Szenen aus der Leben der Heiligen Johanna].

Une distribution efficace est ici réunie. On y apprécie la caresse idéale du mezzo-soprano Mi-Young Kim en Glaša [lire notre chronique de Médée] et l’évidente vaillance de Vladmir Kazako en Kuligin. Annoncé mal disposé par un refroidissement soudain, le baryton-basse Tómas Tómasson ne démérite pas, point n’était besoin de mander au public son indulgence : peut-être d’un caractère plus massif qu’elle l’aurait été sans ce contretemps, la prestation puissante de l’artiste islandais en Dikoï demeure indéniablement d’une grande tenue [lire nos chroniques de Celan, Wozzeck, Rigoletto, Mazeppa, Samson et Dalila, Parsifal, Siegfried, Lear, Der Vampyr, Das Wunder der Heliane et Sleepless]. Avec un timbre subtilement coloré et un chant toujours délicatement ciselé, le ténor Sam Furness campe un Kudrjáš charismatique [lire nos chroniques de Gloriana, Capriccio et Turandot]. On retrouve la wagnérienne Elena Zhidkova dans le rôle la mère terrible, Marfa à la présence aussi chétive physiquement que psychologiquement écrasante [lire nos chroniques d’Eugène Onéguine, Parsifal, Die Walküre, Tannhäuser à Budapest et à Bayreuth] et l’on découvre le mezzo chatoyant d’Ena Pongrac, Varvara au chant souple et doux, jeune femme fort drôle pour ses mimiques narquoises, plus ou moins exaspéré lorsqu’elle est en présence de la Kabanikha. Le ténor danois Magnus Vigilius livre un Tikhon de bon aloi, quand l’excellent Aleš Briscein magnifie la partie de Boris par une ardeur vocale et une plénitude extraordinaires [lire nos chroniques de Der Rosenkavalier, L’affaire Makropoulos, La fiancée vendue, Dove è amore è gelosia, Les voyages de Monsieur Brouček, De la maison des morts puis Guerre et paix]. Jenůfa ici-même, Corinne Winters se voit une nouvelle fois confier le rôle-titre qu’elle incarnait si superbement au dernier Salzburger Festispiele dans la production passionnante de Barrie Kosky [lire notre chronique du 7 août 2022]. Avec un chant des plus sonores, elle ne parvient cependant pas au même degré de musicalité que celui atteint alors, sans doute en raison d’un investissement de bonne volonté dans l’option assez monolithique de la mise en scène.

Le public plutôt maigre de cette matinée au Grand Théâtre n’a vraisemblablement pas regretté de s’être déplacé malgré l’incertitude du temps – et l’orage qui s’abat sur le lac peu après la fin du spectacle, tellement d’à-propos avec la pièce russe inspiratrice de l’opéra –, tant la lecture de Tomáš Netopil, à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, révèle l’adéquate sensibilité. Dès les premières mesures, la profondeur saisissante des accords, que le compositeur semble avoir prévus comme des accords de fin plus que de commencement, envahit l’écoute et dispose à accueillir le drame. Un flamboiement contrasté s’enchaîne, dans un tissage secret, intime, qui évite tout surlignage emphatique. Ainsi l’expressivité de cette Káťa Kabanová est-elle minutieusement sertie dans une prégnante discrétion, fort émouvante. Saluons les artistes du Chœur maison et Alan Woodbridge à leur pupitre pour les quelques interventions hors champs.

BB