Chroniques

par hervé könig

La casa de Bernarda Alba | La maison de Bernarda Alba
opéra de Miquel Ortega

Teatro de la Zarzuela, Madrid
- 17 novembre 2018
création mondiale de "La casa de Bernarda Alba", opéra de Miquel Ortega
© javier del real

Quelques semaines avant son exécution sommaire par les fascistes, quelque part sur la route de Grenade, Federico García Lorca (1898-1936) écrivait La casa de Bernarda Alba qui serait sa dernière pièce achevée. Toute l’œuvre du poète fut interdite de représentation et d’édition par le régime franquiste, si bien que c’est à Buenos Aires que ce drame en trois actes connut pour la première fois les planches, au printemps 1945. Un éditeur argentin le publiait dans la foulée. De leur côté, les autorités espagnoles tolérèrent en 1953 une édition des œuvres complètes de Lorca, mais largement censurée, donc pas complètes du tout. Ce n’est qu’après la mort du Caudillo (20 novembre 1975) que les lecteurs et les spectateurs de la Péninsule purent redécouvrir leur génie littéraire du XXe siècle. Dans un tel contexte, la pièce dont il est ici question a pris forcément plusieurs valeurs symboliques, en plus de l’hommage qui réunissait presque tout le monde : la libération, la réhabilitation, l’engagement politique et le martyre qu’il peut entraîner. Au Teatro de la Zarzuela, Bárbara Lluch met en scène la création mondiale de l’opéra de Miquel Ortega, La casa de Bernarda Alba : elle est la petite-fille de la célèbre comédienne Núria Espert, connu des cinéphiles français pour Viva la muerte que Fernando Arrabal, exilé en France depuis 1955, tournait en Tunisie en 1971 – c’est dire si l’engagement politique de l’artiste fait partie de son génome.

Le Catalan Miquel Ortega (né en 1963) connaît son Lorca sur le bout des doigts depuis des décennies. Adolescent, il imaginait déjà écrire un jour un ouvrage lyrique à partir de La maison de Bernarda Alba, ce qu’il put réaliser pour l’Opera Brașov, en 2007, avec la contrainte d’un orchestre symphonique dans la fosse. Cette première version de l’œuvre a été reprise au Festival Castell Peralada et au Festival Internacional de Santander. Pourtant, la première idée était d’écrire pour une formation de chambre, ce qu’Ortega satisfait aujourd’hui, pour la maison madrilène. D’une facture principalement tonale qui ne s’interdit pas de flirter avec la dissonance mais aussi le folklore andalou, le jazz, le pasodoble et même l’univers de la chanson populaire, cette nouvelle version applique avec bonheur la recette chambriste favorisée par Britten dans certains de ces opéras. Parce que le compositeur ne croit pas en la mort de la mélodie, il livre un travail qui, tout en étant neuf et, à sa manière, moderne, s’inscrit dans un lieu traditionnellement dédié au divertissement, même s’il s’agit cette fois d’un divertissement de type sérieux. À l’influence de Britten pour l’effectif et l’usage qui en est fait se conjuguent un climat général plutôt vériste, très efficace à défendre le texte, fidèlement remanié par le librettiste Julio Ramos, un vieil ami du compositeur.

Ce n’est pas la première fois qu’une pièce de Lorca est mise en musique [lire nos chroniques de Bluthochzeit (Wolfgang Fortner) et d’El público (Mauricio Sotelo)], et celle-ci a d’abord fait l’objet d’une adaptation par Aribert Reimann, en 2000, Bernarda Albas Haus. Comme le Berlinois, Miquel Ortega décide de confier le rôle de María Josefa, la grand-mère, à une actrice plutôt qu’à une chanteuse. Le premier avait engagé la légendaire Inge Keller, disparue l’an dernier à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans, le second l’excellente Julieta Serrano, présente au théâtre depuis cinq décennies et bien connue du public des salles obscures pour ses compositions dans les premiers films de Pedro Almodóvar – Pepi, Luci, Bom y otras chicas del montón (1980), Entre tinieblas (1983), Matador (1986), Mujeres al borde de un ataque de nervios (1988) et ¡Átame! (1990). Elle se glisse à cent pour cent dans la peau du personnage, neuvième femme à souffrir entre les quatre murs de la maison du chagrin. Elle est la vieille qui dit toujours la vérité, avec cette voix si particulière qui sert merveilleusement le verbe nu, rythmé, sans concession de Lorca – au Teatro Goya, elle jouait déjà l’une des sœurs de La maison de Bernarda Alba, pour la première madrilène de la pièce, en 1964.

Dans la scénographie réaliste d’Ezio Frigerio, les femmes évoluent, costumées par Franca Squarciapino sans métaphore tordue ni parti pris hermétique, de même que la lumière de Vinicio Cheli, celle de l’Andalousie, brûlante et contrastée. Bárbara Lluch signe une mise en scène très proche du texte, s’appuyant sur la direction d’acteur, d’une précision millimétrique. Elle montre la maison comme personnage principal, une prison rurale sans pitié où règnent une lourde tradition d’injustice, de haine, d’oppression des femmes. Une distribution efficace se met au service de la représentation. L’autre particularisme de l’œuvre d’Ortega est d’attribuer le rôle de Poncia à un homme. Le baryton Luis Cansino se prête au jeu avec une crédibilité austère et construit une servante digne dont il parvient à fondre la féminité dans celle des autres protagonistes, sans que sa voix robuste, bien menée, fasse obstacle. Avec un talent fou, le mezzo-soprano Nancy Fabiola Herrera élève sa prestation en portrait absolu d’un matriarcat déraisonnable. Sa Bernarda magistrale s’exprime par des phrasés impérieux, comme il convient à un rôle d’une telle stature. Le soprano Carmen Romeu est le cri de liberté de l’ardente Adela, si tragique. Martirio, elle aussi folle de désir pour le beau Pepe, cet homme qu’on ne voit jamais, revient à Carol García qui se joue de l’écriture souvent acrobatique de la prosodie. On applaudit également Marifé Nogales en Amelia, Belén Elvira en Magdalena et Berna Perles, second soprano de la soirée, en Angustias, la riche fiancée.

En fosse, Miquel Ortega dirige en personne. Si l’on peut penser que le compositeur est la personne la mieux placée pour faire sonner sa partition, force est de constater ici que celui-ci n’arrive pas à choisir entre le plaisir d’entendre chaque effet de l’écriture orchestrale et la nécessité de laisser passer les voix. Hormis ce reproche, c’est une chance de faire connaissance avec l’œuvre sous la battue de son auteur, à la tête du Coro del Teatro de La Zarzuela et de l’Orquesta de la Comunidad de Madrid.

HK