Chroniques

par françois cavaillès

La Cenerentola ossia La bontà in trionfo
Cendrillon ou La bonté triomphante

dramma giocoso de Gioachino Rossini
Opéra royal de Wallonie, Liège
- 18 décembre 2019
© opéra royal de wallonie-liège

Une, deux, trois semaines d’écriture, même pas quatre : voici livret et opéra donnés en étrennes au public romain, pour commencer l’année 1817 par une fantaisie scintillante et drôle. À scander la mesure à si folle vitesse, Jacopo Ferretti et Gioachino Rossini ne se comportèrent pas en faux frères : leur honnête et savoureux détournement lyrique du conte ancestral poursuit encore et toujours une longue carrière.

Comme cela arrive souvent dans cette bonne famille qu’est l’opéra des XVIIIe et XIXe siècles, un sujet légendaire donne quantité de rejetons tombés d’un versant à l’autre des Alpes : La gatta cenerentola du Napolitain Giambattista Basile (1634), puis Cendrillon dans Les contes de ma mère l’Oye de Charles Perrault (1697), ensuite le librettiste Charles-Guillaume Étienne pour l’opéra de Nicolas Isouard (1810), etc. La rapide coopération entre Rossini et Ferretti rencontre bientôt, après un soir de première difficile, un succès phénoménal. De La Cenerentola ossia La bontà in trionfo – titre complet, sous l’influence d’une autre Cendrillon à l’opéra, Agatina, o la virtù premiata de Stefano Pavesi (1814) sur un livret de Francesco Fiorini –, l’humour gagne vite le reste de l’Europe : Barcelone en 1818, Londres, Vienne et Budapest en 1820, Lisbonne en 1821, Paris en 1822... Bruxelles aussi, mais pas avant 1841, après les Amériques. En Belgique aujourd’hui, c’est à Liège qu’a lieu ce rendez-vous rossinien et singulier, reprenant une production de 2014.

La virtuosité de la Sinfonia laisse deviner le geste des auteurs avides d’évoquer l’esprit de conte de fées promis par le titre pour offrir une mascarade au verbiage joyeux qui s’articule autour de quelques personnages-types, tous faire-valoir de l’héroïne, auxquels s’ajoutent deux basses en gage d’identité buffa. Par une Ouverture désossée et désunie, par endroits fraîche et piquante, mais aux contrastes plutôt faibles, l’Orchestre de l’Opéra royal de Wallonie-Liège initie à cette œuvre meublée de bric et de broc – d’où l’appellation dramma giacoso. L’entrée en matière n’est pas si terne dès lors que l’Allegro musclé est bien tendu, au terme d’un crescendo joliment régulier. Pupitre en pleine lumière, Speranza Scappucci, cheffe principale de la maison, fait des bonds, des bonds... toujours au service de l’action scénique, en veillant à tenir ferme le fil musical qui la soutient durant deux actes.

On admire d’autant mieux la cohérence de l’Introduzione. D’une belle nervosité les dialogues rendent impressionnante la douce ariette de Cendrillon. Idéalement posé, le mezzo de Karine Deshayes paraît déjà à son meilleur, maître en mélodie pure, en poésie mélancolique. Ce chant personnel s’insère au quatuor suivant, rempli de passion où, comme par miracle, quelques émotions distinctes tournoient, s’unissent brièvement en attitudes contraires. La vigueur vocale ne se dément pas avec l’irruption des Gentilshommes, puis la strette un peu bousculée, mais, arrivé au récitatif conclusif, mission accomplie : l’argument est mis en place, l’arc narratif tracé avec modestie et révélé l’esprit de l’ouvrage, généreux, facétieux et même prodigieux.

La réussite des chanteurs tient à leur bonne disposition. De retour à Liège après les mémorables Zauberflöte et Clemenza di Tito [lire nos chroniques du 18 décembre 2015 et du 17 mai 2019], les metteurs en scène Cécile Roussat et Julien Lubek montrent une nouvelle fois leur savoir-faire en présentant le chant dans d’excellentes conditions, usant souvent de la hauteur contre l’étroitesse scénique. Dans un décor en manège où prennent vie trois espaces indépendants qui changent au fil des actes, les artistes évoluent en une incroyable farandole de lumières bigarrées, de costumes improbables, de coiffes délirantes, d’apparitions grotesques, etc. La créativité s’épanouit au bord d’un vieux puits de rêve, sur un escalier fabuleux ou jusqu’au toit du théâtre, en ballon. L’inspiration principale provient des arts du cirque, univers original du tandem parisien, avec notamment la forte présence de mimes-acrobates [lire notre chronique de Müsennâ]. Au cœur de ce fourmillement d’idées visuelles, l’histoire de la pauvrette, racontée librement, finit bien avec sa morale saine et sauve. Les maîtres d’œuvre émerveillent le spectateur en arrangeant le plus gros bouquet final possible, à renfort de cabotinages, mascottes, maquillages et perruques, tandis que les auteurs se sont jetés à toute allure sur la fable enfantine de la bonne princesse pour signer un opéra-bouffe offrant de grands airs à des personnages ridicules.

La clé du succès de la mascarade dépend de la définition des personnages. Le rôle-titre s’affirme tôt, à l’épreuve de la rencontre amoureuse du prince charmant Ramiro, habillé en servant. La voix de Karine Deshayes se montre aussi énergique dans la recherche d’identité que tendre dans le sentiment de perte, tirant lentement la corde du puits jusqu’à ce que Ramiro l’arrête. Avec ses parts d’ombre et de désir, cette Cendrillon est mieux qu’une candide Blanche-Neige. Au plus fort du duo, son lyrisme dépasse la galanterie un rien mécanique du jeune homme. À force de nettoyer le foyer, elle éclaire le drame familial. En forçant les portes du bal, Cendrillon lève la tempête. Les Gentilhommes, nouvelle incarnation réussie du Chœur maison préparé par Pierre Iodice, brûlent pour elle et, grâce au souffle remarquable du baryton Laurent Kubla, le mage Alidoro, introduit au lever de rideau avec son épais grimoire, brille pour l’air Là del ciel adressé à la jeune enfant innocente pourtant prête à vivre l’amour et à faire son bonheur. Par totale opposition de caractère, les demi-sœurs la mettent en valeur – bravo au mezzo Angélique Noldus (Tisbe) et au soprano Sarah Defrise (Clorinda), véritables tornades comiques ! Même Ramiro, noble soupirant aussi ardent que sobre, tremble comme une quille au passage de la jeune femme libérée et ambitieuse. Le ténor sud-africain Levy Sekgapane impressionne par une technique solide, l’émission claire et puissante et un excellent legato dans Si, ritrovarla io giuro.

Finalement, dans l’esprit fou des quintette et sextuor en amorce des finals, les perdants ont plus beau jeu. Les habiles barytons Bruno De Simone (Don Magnifico) et Enrico Marabelli (Dandini), furibards et mélodieux, triomphent de nos nerfs ravis. De ce vieux jeu de dupes étourdissant, le valet Dandini rappelle la règle première et le fin mot : « E un romanzetto ».

FC