Chroniques

par david verdier

La Didone | Didon
opéra de Francesco Cavalli

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 12 avril 2012
La Didone, opéra de Francesco Cavalli, au Théâtre des Champs-Élysées
© vincent pontet | wikispectacle

Si, grâce à Montaigne, nous n'ignorons plus que philosopher c'est apprendre à mourir, nous savons désormais, grâce à Pier Francesco Cavalli qu'apprendre à mourir est savoir chanter sa mort et maîtriser l'art de la lamentatio. Élève de Monteverdi à la Chapelle musicale du Doge, Cavalli incarne une évolution majeure de l'opéra vénitien dont témoignent des ouvrages aussi emblématiques que Giasone (1649), La Calisto (1651) ou Ercole amante (1662) [lire notre critique du DVD]. De la quarantaine d'opéras qu'il a composés, vingt-sept seulement ont été préservés.

La Didone est typique d'un genre fondamentalement baroque, accouplant styles tragique et comique, personnages divins et mortels, sans hésiter à multiplier les intrigues – jouées quasi-simultanément dans un très bref intervalle de temps. Le Seicento vénitien triomphe ici en une pluie de variations d'affetti, subtile palette sentimentale dont la versatilité touche au sublime. L'invraisemblance semble de mise, n'hésitant pas à bousculer les codes d'un théâtre qui n'allait pas tarder à devenir classique. Dans certaines scènes, des défunts font leur réapparition et perturbent le déroulement d'une narration déjà fort chantournée et digressive.

Le livret de Francesco Busenello (qui signa également L’incoronazione di Poppea de Monteverdi) constitue un art poétique très puissant, sous-bassement d'une partition aérienne et parfaitement proportionnée à la dimension sentimentale des mots. Il suffit de tendre l'oreille au hasard, les « moments » abondent, se répondent en miroir et se multiplient. Dans la déploration de Cassandre sur la mort de Corebo par exemple, le jeu suave des ralentis génère des sinuosités mélismatiques qui laissent s'évaporer le grain de la voix. Le sinistre monologue d'Hécube ensuite (Tremulo spirito) dans lequel on ne sait, de la métaphore verbale ou musicale, ce qu’il faut le plus admirer. Chez Cavalli le personnage se fait le réceptacle résonant d'un discours qui le submerge, au risque de lui faire perdre la raison, comme Iarbas au dernier acte. Par un génial caprice du librettiste, Didon abandonnée ne connaîtra pas le même sort et échappe au suicide en épousant Iarbas.

Le titre de l'ouvrage peut étonner dans la mesure où le personnage principal est Énée. Tout le premier acte est consacré à la fuite des ruines de Troie. Didon n'apparaît qu'au deuxième acte avant de conclure l'ouvrage, une fois Énée disparu. Troie tout comme Carthage sont comme deux personnages muets, toutes deux vouées à disparaître. Énée voyage d'une ville à l'autre, avant d'aller fonder Rome, courant d'une situation désespérée à une autre en abandonnant les cendres du passé derrière lui. Le décor de cette production est construit sur l'idée d'un paysage mental, à la fois hyperréaliste et fort symbolique. Le principe de la réversibilité transforme le sombre rempart fumant de Troie au premier acte en placide palais carthaginois dans les deux suivants. La binarité des climats est excessivement soulignée, notamment par des jeux de lumières plus ou moins bien réussis selon les scènes. Toute la première partie se déroule en effet dans une obscurité quasi-totale, noyée d'épais nuages de fumée qui se répandent jusque dans la salle avant même le lever du rideau. L'éclairage rare et vertical ne permet pas, sans le secours du livret, de distinguer clairement l'identité des personnages. La porte principale de Troie est solidement barricadée, ce qui laisse présumer que le massacre a eu lieu à l'intérieur des murailles. Un énigmatique (et encombrant) cadavre de cerf gît sur l'avant-scène ; on le retrouve dans les actes suivants, telle une métaphore ambiguë du sort fatal qui accompagne Énée dans ses pérégrinations.

Clément Hervieu-Léger ne cherche pas à faire oublier l'inspiration éminemment théâtrale de sa mise en scène. Le mélange d'onirisme et de prosaïsme opère sans un attirail symbolique complexe. Les oracles et le merveilleux s'incarnent dans des situations où le jeu de l'acteur est placé au centre de toutes les attentions, quitte à léser l'amateur de scénographies ouvertement contemporaines et provocantes. On retient quelques rares trouvailles, telle cette robe-chrysalide que déchire Didon en plein désespoir comme pour abandonner son passé et ses rêves envolés. Réussite également, ces jeux érotiques parmi les nymphes, métaphores libidineuses de la chasse, ou bien cette fausse happy end dans laquelle Didon peine à dissimuler son amertume sous la décision de céder à Iarbas…

Les personnages secondaires sont particulièrement bien mis en valeur, même si l'on regrette parfois, ici et là, une hésitation à porter le drame au delà des conventions vers un imaginaire littéralement délirant. Le sang de Didone témoigne en creux de cette intériorité déchirée, le symbole porte haut sa référence à la Phèdre de Patrice Chéreau.

Dans la fosse, William Christie opte pour un instrumentarium d'origine, avec peu d'instruments à vents pour ne pas couvrir excessivement les voix. Un discret tapis de cordes, aux limites de l'austérité, s'inscrit parfaitement au service de la narration, comme pour mieux en concentrer la couleur venimeuse. Le récitatif est au centre de toutes les attentions et de toutes les complexités de l'écriture de Cavalli. Tour à tour recitativo cantando ou arioso, le compositeur se plaît à révéler les facettes psychologiques des personnages à travers les contrastes virtuoses de la vocalité.

La réussite de cette production tient essentiellement de la très haute tenue du plateau vocal, jusque dans les rôles secondaires. Conviés à jouer plusieurs rôles, certains chanteurs sont particulièrement sollicités. C'est le cas de Tehila Nini Goldstein (Creusa, Giunone, Damigella II et Dama II), Claire Debono (Venere, Iride et Damigella III) et Mariana Rewerski (Fortuna, Anna, Dama I). Katherine Watson incarne une inoubliable Cassandre, avec toute la légèreté et la gravité du rôle, tandis que Maria Streijffert se tire parfaitement des pièges de son Hécube.

Au rayon des contre-ténor, Xavier Sabata mérite toutes les louanges dans le rôle difficile de Iarbas ; mention spéciale également à Damien Guillon, chantant depuis la fosse un rôle tenu sur scène par un Terry Wey souffrant. Nicolas Rivenq (Anchise, un Vecchio) rappelle qu'il possède toujours une autorité souveraine dans ce répertoire, ce qui n'est pas toujours le cas du jeune Mathias Vidal (Ilioneo, Mercurio) dont l'impétuosité, en ce soir de première, laisse transparaître quelques failles. La Didon d'Anna Bonitatibus impressionne à tous égards, alternant beauté plastique du jeu et perfection de la ligne vocale. Krešimir Špicer lui offre en Énée un miroir de couleurs parfaitement équilibré et d'une tenue à toute épreuve. On n'ose rêver d'une captation « officielle » de cette éblouissante démonstration musicale.

DV