Chroniques

par gilles charlassier

La Gioconda | La joyeuse
opéra d’Amilcare Ponchielli

Théâtre royal de La Monnaie, Bruxelles
- 6 février 2019
à bruxelles, Olivier Py met en scène "La Gioconda" de Ponchielli
© baus | la monnaie

Olivier Py ne manque jamais d’intentions. Dans Lohengrin, la saison passée, le metteur en scène, qui laisse sentir un penchant de plus en plus marqué pour les notes propédeutiques, avait jugé nécessaire une brève harangue pour reconstituer la légitimité de l’opus wagnérien, sans risque de cautionner un nationalisme qui a fertilisé la dérive hitlérienne [lire notre chronique du 4 mai 2018]. La question de l’entropie morbide se retrouve, selon le programme, dans La Gioconda de Ponchielli, de retour à La Monnaie après huit décennies – les représentations de 1939 avaient sans doute encore l’ignorance des fumées cadavériques du nazisme.

Au delà des enjeux dramaturgiques, on reconnaît d’abord les invariants de l’anthracite scénographique de Pierre-André Weitz, rehaussé par les lumières coutumières et complices de Bertrand Killy, qui se concentre sur les soubassements d’une Venise résumée par une étendue aquatique baignant le plateau dont les ondoiements spéculaires habillent la salle dans une immersion poétique – certainement la trouvaille la plus réussie de la soirée. Les translations régulières du dispositif, isolant parfois les figures du pouvoir, se font au gré des évolutions de l’intrigue, tandis qu’une gigantesque tête de clown condense toute l’ambiguïté parfois menaçante d’un Carnaval dont Barnaba tirera parti pour exercer sa vengeance inextinguible. Les bonnes âmes pointeront l’index sur les chorégraphies et les nudités obligées – mais non intégralement anatomiques, selon notre souvenir. La maîtrise des grands tableaux sert indéniablement l’ouvrage et un propos assez sombre qui témoigne d’une efficacité visuelle régulièrement appréciée dans la désormais prolixe production d’Olivier Py.

Pour cette œuvre également exigeante en termes de logistique vocale, La Monnaie a réparti les dates sur deux distributions. Dans la seconde, Hui He fait valoir une puissance dramatique évidente qui s’appuie sur des moyens solides. Sans négliger la sensibilité de l’incarnation du soprano chinois, on pourra prêter une oreille non moins attentive à la séduisante Laura de Szilvia Vörös, ronde et homogène [lire nos chronique d’Elektra, Out at S.E.A, Faust et Szenen aus Goethes Faust]. L’époux, Alvise, revient à un Jean Teitgen doué d’une autorité naturelle. Il n’oublie pas les tourments de la jalousie et trouve avec instinct des ressources un peu différentes de celles généralement entendues chez le Rouennais – une carrière s’évalue aussi à un renouvellement intelligent des rôles. En Enzo, Andrea Carè affirme un lyrisme généreux, non dénué d’accents solaires [lire nos chroniques de Macbet, Iris et Don Carlo], qui contraste avec les ténèbres de la psyché de Barnaba, variation sur l’archétype de Iago – il n’y a guère de hasard à voir Boito, le librettiste, dépeindre une noirceur machiavélique qui sera celle du personnage shakespearien dans l’Otello de Verdi quelques années plus tard. Scott Hendricks privilégie ici une robustesse un peu frustre, fondant des abysses de méchanceté, à la perversité brutale avant d’être calculs. Ning Liang déploie le mezzo mat attendu en Cieca. Les comprimarii complètent le tableau, sans démérite aucun : Bertrand Duby (Zuane, Marin), René Laryea (Chanteur de rue), Roberto Covatta (Isèpo), Bernard Giovani (Barnabotto, Voix) et Alejandro Fonté (Voix).

Sous la houlette de Martino Faggiani, le Chœur maison remplit sans faiblesse son office, auquel se joignent les pépiements juvéniles de l’Académie et des Chœurs d’enfants et de jeunes de La Monnaie, préparés par Benoît Giaux. Quant à la direction de Paolo Carignani [lire nos chroniques de Rigoletto, Caterina Cornaro, Amleto et La bohème], elle respire un engagement remarquable, éclairant la sève mélodique et expressive d’une partition qu’on a coutume de situer à la postérité immédiate de Verdi – elle en conserve le souffle, tandis que les éléments de pastiche éclairent un repli par rapport à la dynamique parfois patriotique du maître de Busseto. La connaissance authentique du répertoire façonne le naturel d’une lecture de bonne tenue relayée par la constance des pupitres de l’Orchestre Symphonique de la Monnaie.

GC