Chroniques

par gilles charlassier

La Juive
opéra de Fromental Halévy

Opéra national du Rhin, Strasbourg
- 6 février 2017
à Strasbourg, reprise de La Juive d'Halévy vue par Peter Konwitschny
© klara beck | onr

L'Opéra national du Rhin se fait régulièrement l'avocat d'un répertoire français que d'autres institutions hexagonales tendent parfois à négliger. La production de La Juive importée de l'Opera Vlaanderen (Gand et Anvers) et du Nationaltheater de Mannheim en témoigne. Si, côté flamand au printemps 2015, la mise à l'affiche de l'ouvrage d’Halévy avait provoqué l'instauration de mesures de sécurité devenues banales depuis, la lecture de Peter Konwitschny, aujourd'hui reprise par Dorian Dreher, n'affiche pas d'intentions d'actualisation et s'appuie d'abord sur une iconographie habile.

Ainsi, le contraste entre les mains des chrétiens peintes en bleu et celles des juifs en jaune joue de l'entropie herméneutique subie par l'étoile de David au XVe siècle, avec l'expulsion des Juifs d'Espagne et le développement de l'imprimerie, soit peu après l'époque à laquelle se déroule l'intrigue – le concile de Constance date de 1414/18. La couleur de puissance et de protection, azur comme sur le drapeau d'Israël, s'oppose alors au stigmate discriminatoire, tout en reliant secrètement les deux communautés dans une fraternité qui s'ignore dans la violence. Le procédé se révèle d'autant plus ingénieux que l'argument fait vaciller les identités religieuses, l'héroïne étant une catholique sauvée par un israélite. Le pseudo Samuel, derrière lequel se cache le prince Léopold, dissimule ses mains chrétiennes derrière des gants jaunes qu'il retire en dévoilant sa véritable identité. La valeur symbolique des mains, fil sémantique qui parcourt le spectacle, se retrouve dans le duo entre Rachel et Eudoxie à l’Acte IV, où les deux femmes lavent leurs exclusions identitaires dans un seau, signant l'oubli des différences, pour absoudre le souverain.

La scénographie de Johannes Leiacker ménage d'autres significations.
Au II, le chandelier de la prière oublie peut-être les sept branches, mais on en retrouve le nombre calqué sur les panneaux de néons qui délimitent l'espace, sorte de mur de menorahs qui vient rappeler l'omniprésence de Dieu et l'intolérante oppression du religieux, ferment de division. En fond, la rosace, avec sa prédelle de vitraux, esquisse l'autre trame ecclésiastique du décor, modulé au gré des éclairages conçus par Manfred Voss.

Versant parfois dans un excessif schématisme psychologique, la direction d'acteurs ne se montre pas en reste. Les chœurs chrétiens moqueurs, qui envahissent la salle alors qu'ils humilient Éléazar en agitant des fanions marins, cèdent sans doute à quelque facilité, récidivée, pour d'aucuns, avec la confrontation entre Rachel, dans le public, et Léopold sur le plateau, même si, dans cette seconde séquence, le parlando accusateur de la jeune femme rehausse à-propos le procédé pour souligner le fossé qui sépare les anciens amants (et ne pose pas les mêmes questions d'équilibre acoustique que dans la première). La dynamique dramaturgique se lit également dans l'évolution des dispositions suicidaires de Rachel qui, dès le trio de la fin du deuxième acte, pose un pistolet sur sa tempe. Mais c'est dans doute cette même Rachel kamikaze au III, dévoilant une ceinture d'explosifs échappée à la paranoïaque rigueur des contrôles sécuritaires, qui délie le plus les commentaires, jusqu'au finale scandé de confection industrielle de bombes, mettant en branle une irréversible et infernale machine de guerre et de vengeance. À ce sujet, on pourra d'ailleurs craindre, dans une conception qui se veut d'abord archétypale, un risque de récupération par d'autres sémites d'une victimisation qu'on ferait transgresser jusqu'à une mémoire coloniale pourtant bien absente ici.

Dans le rôle-titre, la presque éponyme Rachel Harnisch imprime une appréciable intensité expressive, modulant les registres pour donner une consistance à son personnage qui la distingue de l'insouciance, sinon la frivolité, de l'Eudoxie confiée au babil aérien et circonstancié d'Ana-Camelia Ştefănescu, accentué par la coupure du boléro au début du troisième acte, parmi d’autres aménagements dramaturgiques de la partition, à l’instar du déplacement de l’Ouverture. Remplaçant Roberto Saccà souffrant, Roy Cornelius Smith s'avère un Éléazar estimable et intelligible. Sans posséder la même aura que d'autres prédécesseurs plus légendaires, le ténor nord-américain maîtrise des effets qui n'ont pas à pâlir devant les modèles. Plutôt honnête, Robert McPherson ne caricature pas la couardise de Léopold. L'intégrité du Brogni de Jérôme Varnier console des voix émérites parfois dévolues à ce rôle, nonobstant un regrettable défaut de sobriété dans le jeu à l'heure du sacrifice, tandis que Nicolas Cavallier (Ruggiero et Albert) affirme un aplomb sans reproche.

Préparé par Sandrine Abello, le Chœur de l'Opéra national du Rhin remplit son office. Jacques Lacombe tire au mieux parti des ressources d'un Orchestre symphonique de Mulhouse çà et là en relative difficulté.

GC