Chroniques

par bertrand bolognesi

La scuola de’ gelosi | L’école des jaloux
dramma giocoso d’Antonio Salieri

Oper, Cologne (saison hors les murs) / Staatenhaus am Rheinpark
- 21 avril 2019
Rafraîchissante "Scuola de’ gelosi" de Salieri à l'Opéra de Cologne !
© hans jörg michel

Passés les grands drames lyriques à l’opulente orchestration, signés par deux maîtres fort célébrés en leur temps, Franz Schreker et Walter Braunfels, dont la musique fut interdite à l’avènement du national-socialisme, oubliée après la Seconde Guerre mondiale et peu à peu redécouverte durant ce dernier quart de siècle [lire nos chroniques de Der ferne Klang (1911) et de Jeanne d’Arc (1943)], c’est avec un savoureux dramma giocoso classique de l’Italien Antonio Salieri que se poursuit le week-end pascal. Nous voilà projetés plus loin dans le temps, plus précisément au 28 décembre 1778, au Teatro San Moisè de Venise, où a lieu sa première.

L’argument du livret de Caterino Mazzolà, dramaturge et poète vénitien (1745-1806), met en présence trois couples, chacun d’extraction sociale différente. En haut de l’échelle, l’aristocratie, avec le comte Bandiera, érotomane compulsif qui regarde de haut la morale conjugale tacite qui lui semble n’appartenir en rien à son monde, et sa comtesse délaissée, aigrie, jalouse, comme dit le titre de l’ouvrage. La bourgeoisie est représentée par Ernestina et Blasio, les marchands de grains de la ville. Cette fois, c’est le monsieur qui souffre de la néfaste passion jalousie, voyant l’infidélité partout. Enfin, Lumaca et Carlotta résument les couches populaires, serviteurs très heureux en ménage, sans avoir pris jamais soin de passer devant l’autel. Cet état de fait pourrait ainsi durer, n’était le pernicieux pari que contracte Bandiera avec son ami le Lieutenant, espiègle cousin de Blasio : pour sûr, il saura détourner du droit chemin la belle Ernestina, mais le Lieutenant le provoque en déclarant impossible cette conquête.

À en goûter la verve bondissante comme la saveur ornementale l’on conçoit aisément, que La scula de’ gelosi fut en son temps la coqueluche des théâtres européens, pendant près de trois décennies. Le vif esprit qui habite la partition répondait si bien aux canons du mode buffa de l’époque qu’en plusieurs idiomes l’œuvre fut bientôt traduite, comme en témoignent les nombreuses copies conservées dans les bibliothèques. Blasio est si maladivement jaloux que son Ernestina finit par être flattée de recevoir un billet doux du comte. Parallèlement à sa cour, ce dernier espère en vain se débarrasser de sa femme dans les bras du Lieutenant, trop sage pour tomber dans un tel piège qui légitimerait l’infidélité. Une histoire de litige vient embrouiller ces relations tordues. La fin du premier acte est traversée de masques improbables, dans une situation des plus confuses. Le second débute sur le projet perfide de donner une leçon à Bandiera : et si l’on parvenait à lui faire accroire que la comtesse vivait une amourette avec Blasio, l’époux de celle qu’il n’est toujours pas parvenu à circonvenir ? Du coup, le marchand retrouve quelque intérêt aux yeux de sa marchande, de même que le comte porte un regard neuf sur sa moitié. Pour finir, le rusé Lieutenant, qui révèle le pot aux roses, laisse à chacun méditer la leçon à tirer de l’aventure.

L’Opéra de Cologne qui, depuis le 31 mars, joue cette production du Theater an der Wien (Vienne) à la Staatenhaus, dans la Salle Trois (située à l’étage) dont les proportions conviennent parfaitement au format de l’ouvrage, a réuni un septuor vocal fort efficace. Comme ses confrères auxquels sont confiées les parties d’Ernestina, de la Comtesse, du Lieutenant et de Carlotta, le ténor William Goforth est membre de l’Opernstudio der Oper Köln. Il est aussi le moins convaincant, avec un Bandiera quelque peu barytonnant qui, certes avantageusement sonore, force son aigu – on en pourrait presque trouver doutes quant à la tessiture de l’artiste. Le soprano Alina Wunderlin prête à Ernestina un colorature sainement impacté et fort agile. Loin d’être en reste, le mezzo-soprano islandais Arnheiður Eiríksdóttir campe une Carlotta au chant élégant, doté d’une phrasé luxueux. D’un baryton léger, convenant parfaitement à la nature nerveuse du personnage, Matteo Loi livre un Blasio attachant [lire notre chronique de Der Besuch der alten Dame]. Avec un organe souple et puissant, le jeune baryton-basse autrichien Matthias Hoffmann fait bon effet en valet Lumaca, usant à l’occasion d’un falsetto probant [lire notre chronique de The rape of Lucretia]. On découvre avec grand intérêt le ténor gracieux, nuancé et projeté sans effort du Russe Anton Kuzenok, au service d’un Lieutenant très musical. Et puisqu’au lecteur il n’aura pas échappé que l’auteur de ces lignes cède à son énoncé l’ordre du mieux en mieux, il comprendra que la préférence va à l’excellente Kathrin Zukowski, appréciée l’an dernier [lire notre chronique d’Artaserse] : outre l’irrésistible abattage scénique, elle offre à la Comtesse un soprano lyrique très riche doté d’une couleur somptueuse que l’on retrouvera vraisemblablement bientôt dans des incarnations qui feront parler d’elle – grand bravo ! Ce septuor est soutenu par vingt-cinq musiciens du prestigieux Gürzenich-Orchester, dirigé par le pianiste et compositeur grenoblois Arnaud Arbet qui favorise un exquis cantabile – si quelque férocité accompagne le sujet de la comédie, il n’en demeure pas moins l’amour, semble rappeler cette fosse.

La metteure en scène et chorégraphe Jean Renshaw s’emploie à une farce leste, ouverte par la chute d’une longue silhouette nocturne à lunette, le danseur Martin Dvořák, qui hante la représentation de sa présence tour à tour surréalisante, poétique, incongrue, drôle, voire tendre. Le dispositif scénographique ingénieux de Christof Cremer, également auteur de costumes regroupant les tissus par couple, se prête à tous les tours : le décor unique se résume à une sorte de cage à motif floral sur quadrillé jaune, connoté XVIIIe siècle, avec une cloison centrale articulé en quatre arches qui démultiplient prodigieusement le principe de la tournette en des escamotages qu’on pourrait dire volubiles. L’une de ses faces présente un nu féminin alangui tandis qu’un masculin dans le même appareil exalte l’autre. Ne détaillons pas les péripéties d’une action qui en regorge : il suffira de dire l’inventivité de Renshaw et, sans doute, des chanteurs eux-mêmes, en un spectacle rafraîchissant devant lequel toute la salle rit sans compter.

BB