Chroniques

par marguerite haladjian

La traviata | La dévoyée
opéra de Giuseppe Verdi

Opéra national de Montpellier / Le Corum
- 2 juin 2010
© marc ginot | opéra national de montpellier

En clôture de sa saison lyrique, l’Opéra national de Montpellier propose une nouvelle lecture de La Traviata (1853), sommet de la trilogie verdienne avec Rigoletto (1851) et Il Trovatore composé la même année. La Traviata fut conçue pour La Fenice de Venise. Verdi a repris le thème de La Dameaux camélias d’Alexandre Dumas fils qu’il avait vu porté au Théâtre Vaudeville en 1852, lors de son séjour parisien. D’emblée il avait éprouvé le désir d’écrire un ouvrage inspiré du destin tragique de Violetta. Sous son œil vigilant, le livret fut confié à Piave. Pour son opéra, le compositeur choisissait alors le titre de La Traviata. Selon son vœu, l’adaptation maintient l’intrigue « dans le temps présent » afin d’évoquer le monde corrompu du Second Empire et Paris en capitale de la débauche, et faire parler aux protagonistes le langage d’une société moderne devant ses excès et ses inégalités.

Il faut rappeler qu’afin d’atténuer la portée de la critique sociale et morale qui pouvait se percevoir et mettre à distance la vie d’une « vulgaire prostituée » (selon les propos du baryton Varesi, créateur du rôle de Germont père), la direction de la Fenice avait exigé que l’histoire d’amour entre Violetta et Alfredo soit déplacée de deux siècles et les personnages représentés en perruques et costumes Louis XIV. En accord avec sa démarche artistique et intellectuelle, La Traviata représentait pour Verdi « un sujet de notre temps » auquel il tenait. Mais encore dut-il se plier aux contraintes de la censure et accepter, contre son gré, la distribution proposée par le théâtre vénitien. C’est après sa mort seulement que l’ouvrage fut donné à Milan dans une version contemporaine, en 1906. Aussi ne fut-il pas vraiment surpris de l’échec des premières représentations. « Est-ce ma faute ou celle des chanteurs ? Le temps le dira », écrit-il à un proche. Pour le public d’alors, l’ouvrage ne correspondait pas aux critères en cours qui valorisaient le mélodrame lyrique. En faisant d’une femme perdue l’héroïne de son opéra, en montrant une tranche de vie aussi triviale et immorale, le musicien et son librettiste transgressaient les conventions du genre. L’année suivante, en 1854, lorsque La Traviata fut reprise dans le même théâtre, le succès était au rendez-vous ; il ne s’est guère démenti depuis, le rayonnement de l’œuvre continuant à solliciter l’imagination des musiciens et des metteurs en scène.

Jean-Paul Scarpitta a privilégié l’aspect intimiste de l’œuvre, lui offrant un cadre nu d’une réelle force visuelle que seule anime la lumière blafarde des lustres. Partout rôde la mort avant d’emporter sa proie. Balayés par les subtils éclairages d’Urs Schönebaum, les partis-pris de Scarpitta ne laissent pas le spectateur indifférent. Le rythme de sa mise en scène est imposé par le drame, la progression des rapports affectifs et émotionnels entre les personnages et les pièges du destin dont les héros sont les faibles victimes, personnages complexes, soumis à la rigueur cruelle des événements qui les anéantissent. Le choix du dépouillement se porte sur l’intensité des sentiments, la vigueur des situations.

Cette production est aussi l’occasion de retrouver, à la tête de l’Orchestre national et des Chœurs de Montpellier, Alain Altinoglu, premier chef invité, développant son exploration de l’univers lyrique au fil des saisons. Ce brillant maestro conduit en beauté l’ouvrage le plus populaire de Verdi. Il laisse admirer sa technique de direction souple et nuancée, sa gestuelle claire, son phrasé sensible, attentif à chaque nuance de la partition, et cette manière si musicale et expressive d’accompagner instrumentistes et chanteur avec chacun desquels il maintient un contact individualisé. Ainsi sait-il tirer de la phalange montpelliéraine les couleurs les plus raffinées et mettre en valeur les voix, en particulier celle de Monica Tarone, magnifique interprète du rôle-titre, Violetta fragile et blessée, à la silhouette délicatement moulée dans une robe noire à l’image de son cœur. Le jeune soprano italien se glisse avec grâce dans ce personnage troublant. Doublée par l’ombre d’une danseuse, âme de Violetta, elle incarne la bouleversante héroïne avec une grande agilité vocale qui baigne le spectacle.

Dans le rôle d’Alfredo, le ténor roumain Marius Brenciu n’est pas aussi convaincant que sa partenaire. Si le timbre ne manque pas de qualités, ses aigus sont parfois difficiles et les légatos pas toujours harmonieux. Par contre, le baryton Stefano Antonucci (Germont) investit son rôle avec une grande prestance vocale. Dans cette distribution, des voix intéressantes et expressives s’imposent : Marianne Crebassa, mezzo-soprano prometteur en Flora, Christine Solhosse, touchante Annina. Parmi les hommes du monde qui gravitent dans la société de la courtisane, citons le ténor Franck Bard, Gastone de Letorières, Jean-Marie Frémeau en Baron Douphol, Thomas Dolié en Marquis d’Obigny. Les rôles secondaires sont tenus par des chanteurs de qualité : René Schirrer (Docteur Grenville) et, issus des Chœurs, Nikola Todorovitch (Giuseppe), Hervé Martin (un commissaire), Olivier Thiery (un domestique).

Dirigé par Noëlle Geny, le chœur qui réunit des femmes ornées de coiffes menaçantes, des hommes inquiétants, figés derrière leur masque aux couleurs argentées, participe à cette atmosphère étrange et mortifère où le fantastique côtoie la dure réalité d’un monde à l’agonie. Le sacrifice de Violetta donne à sa mort la force symbolique d’une rédemption. Dans La Traviata, se dévoilent la fragilité des sentiments, la vérité des âmes, la douleur d’exister.

MH