Chroniques

par bertrand bolognesi

La Wally
opéra d'Alfredo Catalani

Opéra de Monte-Carlo
- 21 janvier 2016
Eva Maria Westbroek chante La Wally de Catalani à l'Opéra de Monte-Carlo
© alain hanel

À quatre années et quelques encablures de distance, deux compositeurs fort doués naquirent dans la même cité de Lucques, en Toscane : le fameux Giacomo Puccini en 1858 et, en 1854, l’aujourd’hui méconnu Alfredo Catalani. Méconnu ? Pas tout à fait : le discophile aura souvent lu son nom sur les florilèges de ses chanteuses fétiches par le seul fait que ces dames entonnent encore volontiers Ne andrò lontana, air extrait de La Wally, son cinquième opéra, créé à La Scala le 20 janvier 1892. Comme le rappelle la musicologue Claire Delamarche – à qui l’on doit l’inestimable somme bartókienne française, parue chez Fayard [lire notre critique de l’ouvrage] –, cette mélodie (puisqu’il s’agit au départ d’une Chanson groenlandaise écrite dès 1878 par notre compositeur de vingt-quatre ans) hante plus d’une tête, véhiculée qu’elle fut par les cinéastes Jean-Jacques Beineix (Diva, 1980) et Jonathan Demme (Philadelphia, 1993).

Romancière et comédienne, la Bavaroise Wilhelmine von Hillern, qui connaît bien la montagne (sur ses vieux jours, elle s’installera d’ailleurs non loin de Garmisch), publie à Berlin en 1875 Die Geyer-Wally, eine Geschichte aus den Tiroler Alpen que lui avait inspiré un autoportrait en Geierwally de la peintre tyrolienne Anna Stainer-Knittel (1841-1915). Quelques années plus tard, l’histoire traduite en langue italienne fait le feuilleton d’une gazette milanaise tombant bientôt sous l’œil avisé d’Arrigo Boito (1842-1918), talent à multiples facettes à qui l’on doit, entre autres, les livrets d’Otello de Verdi [lire nos chroniques du 17 octobre et du 1er août 2015, du 24 octobre 2014 et monégasque du 25 janvier 2007], de La Gioconda de Ponchielli [lire nos chroniques du 1er octobre 2014 et du 2 mai 2013], mais encore de ses propres opéras Mefistofele [lire notre chronique du 28 mai 2015] et Nerone, sans oublier les vers d’Il re Orso qui fécondèrent l’imaginaire musical de Marco Stroppa, notre contemporain [lire notre chronique du 19 mai 2012]. Boito et Catalani sont amis ; ils ont travaillé ensemble au premier ouvrage lyrique du cadet, La falce, une dizaine d’années plus tôt. C’est en revanche au jeune Luigi Illica (1857-1919), ensuite rendu célèbre par ses contributions pucciniennes (Manon Lescaut en 1893, La Bohème en 1896, Tosca en 1900 et Madama Butterfly en 1904), qu’est confiée la conception du livret de ce qui deviendrait La Wally.

Par les sujets dont il s’empare comme par la musique à les investir, Alfredo Catalani est assurément postromantique. Dans cette Wally, on trouve un rien du Freischütz dans le climat, beaucoup de Wagner quant à l’orchestration et même un soupçon de Wolf dans l’inflexion mélodique moins italienne que prétendument. Encore y chemine-t-il ce naturalisme soufflant depuis Paris, auquel n’est pas sourd le compositeur. Pour cette coproduction préalablement dévoilée au public à Genève, le metteur en scène Cesare Lievi souligne précisément ce naturalisme dans une distance qui, par sa discrète prégnance, nous y plonge plus sûrement, sans risquer ces aléas de ridicule que la surenchère mélodramatique et l’illustration littérale eussent entraînés. Certes, Dirndl et Kniebund-Lederhosen sont de la fête du premier acte, mais sur un sol de carte des reliefs, débordant d’emblée le bas du rideau, tel l’échappée de la pellicule d’un Tex Avery.

Éternel, le massif montagneux regarde quatre actes durant le jeu des passions humaines. Si d’habitude la querelle générationnelle sert de moteur dramatique à l’initiation d’un adolescent, il s’agit ici d’une jeune fille ; elle ne gagne guère à se réaliser que dans la mort du père autoritaire et un faux héroïsme autrement dénommé « suicide ». Quelque chose de l’air du temps nous la désigne victime d’une société masculine à l’égocentrisme buté – on pense à Cio-Cio-San. Ainsi Lievi installe-t-il une direction d’acteur « réaliste », si l’on peut oser un tel terme au théâtre, dans l’écrin d’Ezio Toffolutti atteignant un symbolisme d’abord insoupçonné [lire nos chroniques du 28 novembre 2015 et du 13 juin 2011]. Le sfumato de l’Acte IV, savamment éclairé par Roberto Venturi, hésite ingénieusement entre les glaces de Caspar Friedrich – Berggipfel mit ziehenden Wolken (1835), Das Eismeer (1824) – et les gouffres du Français Gabriel Loppé (1825–1913) où un artifice soudain mobile précipite le frémissant baisser de rideau vers Die weiße Hölle vom Piz Palü (Fanck et Pabst, 1929).

La distribution s’avère dans l’ensemble des plus satisfaisantes. Passant vite sur les rivaux, Hagenbach en brutal perce-oreilles et Gellner instable jusqu’au vertige, les cinq autres rôles convainquent parfaitement. Ainsi applaudit-on Bernard Imbert pour son vocalement robuste Messager de Schnals (on pourrait tout aussi bien écrire « au Schnaps », vue la composition qu’il en propose), l’Afra efficace et infaillible de Marie Kalinine, enfin la basse sud-coréenne In Sung Sim qui campe un Stromminger intransigeant au phrasé luxueux [lire notre chronique du 19 juin 2015]. Deux incarnations emportent les suffrages : le petit Walter très attachant, qui charme des le Jodl du I, agilement chanté par Olivia Doray [lire notre chronique du 22 mai 2013], et l’onctueuse Wally d’Eva-Maria Westbroek – on retrouve ave un immense plaisir sa voix généreuse, idéale dans cette écriture au grand souffle.

À la tête de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo affirmant une nouvelle fois sa bonne santé, Maurizio Benini ne s’y trompe pas : sa Wally est tour à tour française dans la danse, verdienne pour le chœur (sauvetage de l’Acte III), germaine avec le franc Ländler brucknérien du II et même proche de Mahler quant au prélude du III, en quasi marcia funebre. Le chef italien en dessine soigneusement les timbres, tout en révélant de la partition la subtile expressivité [lire nos chroniques du 20 juin et du 21 février 2004]. Saluons la vaillance indéniable du Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo que dirige Stefano Visconti.

BB