Chroniques

par bertrand bolognesi

Laurence Equilbey joue Comala, cantate de Niels Gade
Marie-Adeline Henry, Thomas Oliemans, Catherine Trottmann et Ambroisine Bré

Accentus, Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie
Philharmonie, Paris
- 20 juin 2017
Laurence Equilbey joue l’ouverture Efterklange af Ossian de Niels Gade
© københavns universitetsbibliotek

Le moins qu’on puisse dire est qu’en nos contrées françaises l’on joue fort peu la musique de Niels Gade (1817-1890). Le grand compositeur danois, dont l’aura est aujourd’hui quelque peu masquée par l’avènement de Carl Nielsen dans la plupart des salles internationales, est cependant l’auteur d’une production intéressante dont le romantisme fera en partie l’héritage de son cadet. Ainsi reconnaît-on plus ou moins dans la construction de l’ouverture Efterklange af Ossian Op.1 les prémisses d’Helios Op.17. Nous sommes en 1840, Gade a vingt-trois ans et laisse son œuvre s’imprégner d’une influence beethovénienne quant à la forme, alors que l’inflexion mélodique s’avère plus personnelle. On a beaucoup glosé sur le barde irlandais Ossian qui fait le prétexte de cette page, sans que soit significativement prouvée ou récusée l’authenticité des poèmes publiés dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. Toujours est-il qu’ils marquèrent les consciences, par-delà les diverses polémiques qui s’engagèrent alors, au point d’inspirer une vogue celte chez les écrivains du siècle suivant, chez les musiciens et, plus encore, les peintres.

À la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, Laurence Equilbey livre une version fort aérienne de ces Échos d’Ossian. Après une bref prélude soigneusement posé, profond mais sans lourdeur, un thème de violoncelles s’élève, contrepointé par une mélodie presque italienne. La cheffe en souligne subtilement l’écriture, révèle chaque phrasé, sans déconstruire l’ensemble. Encore est-ce en une paradoxale légèreté qu’opère la marche centrale, avec ses cuivres qui rappellent Tchaïkovski. L’option est la clarté et une sagesse supérieure qui tient à distance tout emportement. Au final, les inserts graves du début bouclent la boucle.

Six ans plus tard, Gade signe la ballade dramatique Comala Op.12 dont la trame puise dans les légendes gaéliques collectées et réécrites par l’Écossais James McPherson (1736-1796). Le compositeur vit alors à Leipzig dont il dirige le prestigieux Gewandhaus Orchester. C’est au pupitre de l’illustre formation saxonne qu’il mène lui-même la première de Comala, le 23 mars 1846. Dès l’introduction (molto moderato) s’affirme une facture affranchie des modèles anciens, où s’engage fertilement la direction d’Equilbey. Malgré des cors perfectibles, l’approche est de bonne tenue. Il revient aux artistes d’Accentus de prêter leurs forces à divers chœurs : des guerriers, pour commencer, puis des vierges, des esprits et des bardes. Le ton est volontiers épique et belliqueux (« foncez sur l’armée de Caracuel ! »). Thomas Oliemans et Marie-Adeline Henry entrent en scène, respectivement Fingal et Comala. Le baryton s’impose d’abord par une robustesse d’à-propos, réservant aux adresses à la belle tout ce que sa voix possède de suavité. On retrouve avec un réel plaisir le timbre chaleureux de ce chanteur [lire nos chroniques du 22 février 2017, du 28 octobre 2016 et du 9 mars 2013, entre autres], dans ce charmant duo.

Après un retour à l’héroïsme au moment du départ du valeureux, le plateau accueille deux mezzo-sopranos : Ambroisine Bré (Melicoma) et Catherine Trottmann (Dersagrena). Elles sont les suivantes de l’épouse inquiète dont elles tentent en vain de détourner l’humeur. Si l’on put trouver Marie-Adeline Henry un rien timorée dans le duo, elle déploie ses moyens dans le bouleversant Affreux silence, profondément lyrique. Outre d’une mise en place impeccable, la présente lecture bénéficie d’un élan tragique indéniable, à partir de ce numéro. On a beau lui conter les exploits de son homme, au fil d’une délicate ballade en duo, la tentative ne rassure ni ne distraie le rôle-titre. Toujours sa réponse, remarquable par la couleur et la présence, est douloureuse [lire nos chroniques du 9 octobre et du 26 juin 2015]. Mieux encore : la voilà frappée d’hallucination ! Comala confond un cerf avec un guerrier, les rochers avec les esprits des ancêtres, etc. – éminemment romantique, tout cela. Naturellement, elle interprète mal le message des esprits, « le prince des boucliers est tombé » : après une déploration en bonne et due forme, elle met fin à ses jours. Dans le court temps qui postlude à l’action, la situation s’inverse : victorieux, Fingal revient, tout heureux de retrouver sa reine. Rattrapé par le sort, il prononce une brève lamentation tandis qu’aux vierges et aux bardes revient un chœur de louange à l’âme glorieuse de Comala.

Rentré dare-dare à Copenhague lorsqu’est déclarée la guerre qui oppose le Danemark et la Prusse, Niels Gade, fort de l’exemple allemand, n’a d’autre alternative que de mettre les bouchées doubles afin de faire grandir le savoir musical de ses compatriotes. Aussi prendra-t-il de nombreuses initiatives et responsabilités dans ce but, tout en continuant d’enrichir son propre catalogue. Achevé en 1854, ElverskudOp.30 est un chef-d’œuvre pour soprano, contralto, ténor, chœur et orchestre qu’on espère pouvoir entendre un beau jour dans nos salles – rêvons…

BB