Chroniques

par gilles charlassier

Les bienveillantes
opéra d’Hèctor Parra

Opera Vlaanderen, Anvers
- 24 avril 2019
"Les bienveillantes", opéra d’Hèctor Parra d'après le roman de Jonathan Littell
© annemie augustijns

Tout au long de son histoire multiséculaire, selon des modalités qui épousent les tropismes de l’époque, l’opéra a puisé ses sujets dans la littérature, théâtrale par instinct premier, mais aussi, et de plus en plus désormais, romanesque. Treize ans après Les bienveillantes, le Goncourt de Jonathan Littell auréolé d’un fumet de scandale, l’Opera Vlaanderen donne à Anvers, en créationmondiale, sa transmutation lyrique commandée à Hèctor Parra, en ouverture de la nouvelle mouture du creuset des visages contemporains du théâtre musical, Opera 21, initiée par Aviel Cahn à la fin de son mandat belge.

Imaginé par Calixto Bieito, avec lequel Parra avait créé Wilde à Schwetzingen en 2015, le projet de cette adaptation – ainsi que nous l’explique le compositeur le jour de la remise de la partition à son éditeur parisien quelques semaines avant la première – faisait face à une alternative : puiser plusieurs éléments du roman pour illustrer certains aspects choisis de la trame, au risque de partialité, ou bien condenser l’ensemble de la matière dramaturgique. Si la première option, « opéra-fenêtre », offrait des avantages en termes de réalisation, seule la seconde permettait la fidélité aux intentions de l’écrivain, à savoir une plongée dans les ambiguïtés du personnage principal, un SS, partant du postulat, paradoxal pour la morale commune, que saisir la tératogenèse nazie nécessite de partir de l’humanité de ses protagonistes. Ainsi Händl Klaus a-t-il condensé le millier de pages des mémoires fictionnelles en un livret de soixante-dix pages, sans en modifier l’architecture en sept parties, reprenant le nom des mouvements de danse de la musique baroque– élément formel qui trahit l’ancrage de la barbarie dans un raffinement culturel. Essentiellement en allemand, le texte fait des incursions dans le français pour décrire les souvenirs intimes du narrateur Max Aue au delà de son identité binationale.

Si le répertoire musical tisse des échos réticulaires dans cette ambitieuse partition de plus de trois heures, le modèle fondamental est la Johannes-Passion BWV 245 de Bach dont la dynamique formelle et eschatologique infuse l’ouvrage. Plutôt qu’un canevas pastiche, ce chef-d’œuvre que Parra place au sommet de son panthéon personnel, fonctionne comme une « chambre de résonance » pour son inspiration. En témoignent les schémas préparatoires qu’il nous a montrés, comme, selon les séquences, plusieurs empreintes, « sorte d’ombres, de paraphrases, remodelées jusqu’à la monstruosité », déterminant les rhizomes dramatiques de son quatrième opéra – Symphonie en si bémol mineur Op.113 n°13 « Babi Yar » de Chostakovitch, Symphonie en mi majeur n°7 de Bruckner, Wozzeck de Berg ou encore Die Soldaten de Zimmermann. Quoique inversé par le nazisme, le message johannique joue un rôle clef dans Les bienveillantes. Au sacrifice du Christ répond la gloire d’Hitler, nourrie de cadavres en multitude : pour reprendre certaines approches du phénomène du point de vue nazi, la Shoah y tient d’un processus rédempteur dont les victimes se comptent par millions. Sur le plan musical, le halo de la Saint-Jean s’entend dans la facture vocale où un quatuor, assumé par Hanne Roos, Maria Fiselier – la première Hilde par ailleurs, la seconde Helga, assistantes du Dr Mandelbrod, l’une et l’autre apparaissant en deux Femmes –, Denzil Delaere et Kris Belligh – endossant aussi le vêtement d’Hans, d’un Homme et du Russe –, sert à la fois de commentaire de l’action, comme dans la passion baroque, mais aussi d’alter ego de Max Aue dans la seconde partie. Le rapport avec les fonctions chorales, relayées par les effectifs de la maison que Jan Schweiger a préparés avec soin, traduit une semblable ascendance : au delà des turbae, l’échange entretenu avec le quatuor permet à la voix des victimes de sortir de l’anonymat d’une masse étanche à l’incarnation de la psyché nazie.

L’assimilation créative de la tradition se retrouve dans la structure de la matière mélodique et harmonique. Sans reprendre le système leitmotivique wagnérien, celle-ci est articulée autour de quelques « atmosphères fondamentales » qui esquissent une entropie dramaturgique au fil de l’opéra – mise en valeur par l’intelligence de la direction ciselée de Peter Rundel, à la tête d’un vaste effectif orchestral jamais compact, laissant apprécier le travail du Symfonisch Orkest Opera Vlaanderen, phalange non spécialisée – que l’oreille éprouve, au sens affectif du verbe. Cette manière de moduler avec la mémoire du spectateur comme avec l’histoire de la musique s’affirme dans un refus de citations explicites, même dans la Sarabande – un des tableaux les plus fascinants, où l’acoustique se fait visuelle. Tandis qu’un piano est suspendu depuis les cintres, et l’attention émotionnelle tenue en haleine, s’égrène une réécriture d’une sarabande de Bach qui réussit le prodige d’un calque du pathos du modèle sans en reprendre le moindre enchaînement de notes.

Des sept parties – Toccata, Allemande I et II, Courante, Sarabande, Menuet, Air et Gigue –, la cinquième constitue sans doute le climax,pianissimo, centre de gravité du livre. La genèse du travail du compositeur et du librettiste ne le contredira pas. Si dans le roman, ce sont trois cents pages de description méticuleuse, jusqu’à l’insoutenable, du quotidien bureaucratique du camp pour tirer le maximum de profit de l’extermination, la traduction opératique choisit l’économie extrême d’un Lied éthéré – dans les pas de quelque Urlicht mahlérien. Initialement, Hèctor Parra l’envisageait comme un intermède décanté, sans paroles, la reconstitution en termes lyriques de la réalité concentrationnaire lui paraissant intenable, sinon indécente. Le témoignage, depuis le présent, du ressenti intérieur et intime par rapport à ces traces s’est révélé comme la seule solution viable et sincère. Aussi passa-t-il à Auschwitz plusieurs jours, à l’automne 2018, pour s’imprégner des vibrations du site, des contradictions intentionnelles de la topographie d’un lieu écrasé de silence et de platitude, pourtant organisé selon une hiérarchie des déplacements compliquant jusqu’à l’impossible la mobilité des prisonniers. À rebours de la condensation exhaustive de la source romanesque qui prévaut dans le reste de l’opéra, Händl Klaus prélevait une métaphore au milieu de cette partie foisonnante, celle de fourmis qui transportent les restes non calcinés des morts, image distanciée de l’implacable machine d’extermination. Pensées comme un Kaddish, ces quelques minutes au souffle fragile et bouleversant sont interprétées par la même soliste qu’Una, la sœur de Max, Rachel Harnisch, qui restitue avec soin la ténuité d’une parenthèse reflétant l’irréalité de la séquence.

Ce choix de distribution ne s’avère pas anodin dans la répartition des tessitures, suggérant une polarisation antagoniste par rapport au narrateur. Confié à un ténor de large ambitus expressif, tutoyant çà et là le registre héroïque, sans omettre des passages voisins de la déclamation parlée, l’écrasant rôle principal – il chante les deux tiers de la partition –, est incarné par Peter Tantsits avec un engagement saisissant. Ne se contentant pas d’une endurance jamais prise en défaut, où le métal évolue avec instinct au gré des affects et des situations, Le Nord-Américain fait affleurer la complexité psychologique de l’officier SS, dans une performance d’acteur que la mise en scène n’épargne guère. À l’issue de la représentation, la chaleur des saluts ne trompe pas. En Thomas Hauser, le baryton Günter Papendell fait respirer la complémentarité de l’ami dans les chromatismes qui lui sont dévolus. Soprano dramatique, la mère, Héloïse Moreau, est résumée par une Natascha Petrinsky au fait de la secrète vulnérabilité de la génitrice. Son époux Aristide revient au ténor David Alegre qui dépasse le relatif effacement du personnage.

Le vestiaire des autres solistes se répartit en plusieurs incarnations. Gianluca Zampieri se fait successivement Dr. Mandelbrod, Grafhorstet Kaltenbrunner. Michael J. Scott, autre ténor, ne dépare aucunement en Commissaire Clemens, Häfner et 1er Capitaine. Le second, Donald Thomson, basse issue du Jong Ensemble Opera Vlaanderen, assume les interventions du Commissaire Weser, d’Hartl, du Serveur et de Bierkamp. Le baryton Claudio Otelli s’acquitte des apparitions de Blobel, du Dr. Hohenegg et de l’Organiste. Mentionnons encore la présence de Sandra Paelinck en Hedwig, ainsi que les trois Schupos, Erik Dello, Dejan Toshev et Mark Gough.

Par la maculation progressive des panneaux mobiles de Rebecca Ringst et les costumes dessinés par Ingo Krügler, la mise en scène de Calixto Bieito surligne l’énergie morbide d’Aue, mais également celle du pouvoir hitlérien – et de sa chute, imaginée par les nazis eux-mêmes comme une Götterdämmerung. Sous l’efficacité blafarde des lumières de Michael Bauer, l’invasion de la boue et des sécrétions corporelles relaie, jusqu’à la saturation, les raisons profondes de la défaite du IIIe Reich élucidées par l’étude de la psyché fasciste par Klaus Theweleit, y mettant à jour la phobie de l’humide et du féminin. Les invariants du langage spectaculaire de l’homme de théâtre espagnol et l’exploration historico-psychanalytique se rejoignent dans une production au service d’une création marquante, qui connaîtra des représentations ultérieures à Nuremberg et à Madrid.

GC