Chroniques

par irma foletti

Les Indes galantes
opéra-ballet de Jean-Philippe Rameau

Grand Théâtre, Genève
- 13 décembre 2019
Les Indes galantes, opéra-ballet de Rameau au Grand Théâtre de Genève
© magali dougados | gtg

Est-ce bien raisonnable de programmer Les Indes galantes au Grand Théâtre de Genève qui porte ses grandes dimensions dans son nom ? Oui, bien sûr, l’Opéra national de Paris l’a assez brillamment prouvé en début de saison, dans le volume bien plus important encore de l’auditorium Bastille [lire notre chronique du 27 septembre 2019]. Comme à Paris, Leonardo García Alarcón dirige sa Cappella Mediterranea, placée dans une fosse surélevée pour bénéficier d’une acoustique plus favorable. Les musiciens font, une fois de plus, preuve de leur parfaite maîtrise, la cohésion d’ensemble semble immédiate et évidente, leur virtuosité est un régal – par exemple celle du basson solo, parfois très sollicité, mais aussi les pupitres de flûtes, sans oublier le continuo, toujours expressif. À vrai dire, García Alarcón et son orchestre sont les grands triomphateurs de la soirée, le traitement visuel ne suscitant pas le même enthousiasme.

La mise en scène de Lydia Steier [lire nos chroniques d’Armide et des Troyens] situe l’action à l’intérieur d’une salle de théâtre à l’italienne, dans un état de décrépitude avancée. Les décors d’Heike Scheele [lire nos chroniques de Parsifal, Un ballo in maschera et Les contes d’Hoffmann] sont monumentaux, la scène et son rideau à gauche, des lustres suspendus et, au fond, les alignements de loges sur plusieurs niveaux. À l’endroit du parterre sont disposés des lits qui évoquent un hôpital ou un campement militaire, et sur lesquels s’ébattent des couples ou des petits groupes de jeunes gens. Les ballets de Demis Volpi mettent un peu de temps à démarrer [lire notre chronique de Death in Venice]. Au début, il s’agit plutôt de mouvements collectifs, une chaîne de personnes qui balancent de droite à gauche ; puis les danseurs commencent à s’animer avec des gestes lascifs, répétitifs.

Lorsque la déesse de la guerre, Bellone, débarque avec ses soldats casqués et armés, tout de noir vêtus, le spectacle bascule dans une violence qu’on souhaiterait un peu moins installée durant toute la soirée. On relève quelques bonnes idées – par exemple quand Bellone pose un casque sur la tête d’une danseuse en chantant Devenez guerriers –, mais immanquablement les militaires menacent, provoquent, frappent plus que de besoin. Le Prologue enchaîne sans pause avec la première Entrée, Le Turc généreux, quand Bellone sort d’une caisse marquée Die Entführung aus dem Serail le turban d’Osman Pacha, tandis qu’il force Hébé à chanter la partition d’Émilie – un Turc duquel l’on a vraiment du mal à croire la générosité finale, tant il est méchant lorsqu’il tient Valère en joue, pistolet sur la tempe. Après une sorte d’égarement de bonté, Osman reprend de toute façon son arme et oblige ses victimes à marcher au pas. Les Incas du Pérou vient ensuite, aussi dans l’enchaînement. On a même droit aux gémissements des opprimés sur les magnifiques premières mesures... dommage pour la musique ! La princesse Phani, interprétée par Claire de Sévigné, est une Papagena à plumes, cage à oiseaux fixée dans le dos, dont on apprécie l’air sublime et aérien Viens, Hymen, au continuo avec flûte – un moment de grâce dans ce monde de brutes. Huascar est, lui aussi, un grand méchant avec sa couverture sur le dos : on descend et allume les lustres pendant Clair flambeau du monde et l’Entrée se termine sur des bruits d’avions lâchant des bombes ; certaines mettent dans le mille et font des trous dans les murs du théâtre.

Après l’entracte, un couple danse devant un rideau couvrant le cadre de scène, une reproduction des peintures colorées qu’on peut admirer au plafond du Grand Foyer. La musique est inhabituellement longue, de nombreuses mesures de la fin de cette troisième Entrée (Les fleurs) étant rapatriées au début, ainsi que de courts passages de Dardanus, autre opus ramiste [lire nos chroniques du 22 avril 2004 et du 20 novembre 2009]. Lorsque le rideau se lève, on retrouve le même décor, avec des gravats et des blessés en plus, une partie de plancher effondrée, des flammèches brûlant dans des casques bleus et quelques caisses de secours des Nations Unies. De très brèves interventions parlées ponctuent aussi l’ouvrage, se voulant drôles mais ne faisant rire à peu près personne. Pendant l’air splendide de Zaïre, Amour, quand du destin, l’agitation des hommes qui la portent ajoute encore à la sensation de remplissage de la production. Le calme appelé de nos vœux arrive dans la quatrième Entrée, Les sauvages : après une forte détonation qui pourrait marquer la fin du monde, le silence général s’installe avant le chœur Forêts paisibles, pris dans un rythme extrêmement lent et un son minuscule, pendant que la neige tombe, marquant l’achèvement du spectacle. On reconnaît que l’idée est originale et fonctionne bien... mais les inconditionnels de la chaconne finale doivent se sentir frustrés.

La distribution vocale est homogène et cohérente, à défaut de briller par des stars. Ses meilleurs éléments sont, à notre sens, le ténor Cyril Auvity (Valère, Tacmas), doté d’un fort beau style baroque, d’une diction claire et d’une facilité à explorer son registre aigu [lire nos chroniques de King Arthur, Berenice, Amadis, Atys, Platée, Les fêtes vénitiennes et Les Indes galantes], ainsi que le soprano Kristina Mkhitaryan (Hébé, Émilie, Zima), une voix fruitée qui porte, parfois limitée dans les graves, mais avec par moments l’émission d’un son fixe de nature véritablement baroque [lire notre chronique de Giasone]. Roberta Mameli (Amour, Zaïre) commence un peu timidement dans le Prologue et s’affirme davantage dans la troisième Entrée, avec une qualité correcte du français [lire nos chroniques de Catone in Utica, Didone abbandonata et L’incoronazione di Dario]. La Fatime d’Amina Edris fait entendre un instrument bien placé et dynamique, en particulier dans l’air virevoltant Papillon inconstant.

Quant aux autres rôles masculins, le baryton Renato Dolcini (Bellone, Osman, Adario), plus autoritaire visuellement que vocalement, ne convainc qu’à moitié [lire nos chroniques d’Orfeo et d’Ipermestra]. La basse Gianluca Buratto est un Ali bien timbré [lire nos chroniques de L’incoronazione di Poppea, Die Zauberflöte, Turandot, Amleto, La bohème et Agrippina] et François Lis (Huascar, Don Alvaro), autre basse aux moyens encore plus conséquents, s’avère meilleur dans les moments de fureur que pendant les séquences plus délicates – Clair flambeau du monde le met en difficulté [lire nos chroniques de Platée, Hippolyte et Aricie, Carmen, Alceste et Œdipe]. L’autre ténor Anicio Zorzi Giustiniani (Don Carlos, Damon) est plus léger, possédant des aigus faciles mais un timbre souvent serré [lire nos chroniques d’Alcina, Orfeo et Don Giovanni].

Au rideau final, ovation pour le chef et son orchestre, sympathiques applaudissements pour chaque soliste, mais réactions encore plus polies du public pour l’équipe en charge de la réalisation visuelle, avec de rares et timides huées.

IF