Chroniques

par bertrand bolognesi

Lohengrin
opéra de Richard Wagner

Grand Théâtre, Genève
- 5 mai 2008
Mario del Curto photographie Lohengrin à Genève
© gtg | mario del curto

Par une battue leste, Leif Segerstam imprime, dès l’abord de cette mémorable soirée genevoise, une certaine angoisse à son Lohengrin ; celle de la guerre dont la maîtrise est engluée par les complications de l’héritage de Brabant. Édifiant progressivement le climax du Vorspiel, main dans la main avec les musiciens de l’Orchestre de la Suisse Romande, il articule les ressorts dramatiques dans une profondeur constante qu’une épaisseur richement colorée porte jusqu’au merveilleux : celui du cygne, celui de l’espoir, celui des désenchantements. Ainsi proche du livret, l’interprétation du chef finlandais en souligne la signature : celle du compositeur lui-même, en prise constante, en amont comme en aval, avec un univers où se croisent malédiction et foi, amour et calcul, etc. (sans compter les évocations de Wotan, Freia et Parsifal). Préparés par Ching-Lien Wu et Krum Maximov, les artistes du Chœur du Grand Théâtre et du Chœur Orpheus de Sofia imposent une vaillance exemplaire, si ce n’est dans le début de la troisième scène de l’acte central – « In Früh’n versammelt uns der Ruf… » –, des consignes de mise en scène trop intensément contraignantes venant troubler l’efficacité constatée jusque-là.

Après un Don Pasquale largement remarqué et avant le Peter Grimes qu’il montera ici dans quelques mois, le Britannique Daniel Slater signe un Lohengrin percutant, par sa relative crudité comme par son échappée poétique, aussi noire soit-elle. Les apparitions du cygne s’y réduisent à une vapeur bleutée et lointaine où le héros guide son guide, Gottfried, jeune et frêle frère d’Elsa dont le pauvre petit bras choira bientôt sous le poids d’une épée trop tôt livrée. Le premier acte s’ouvre sur une vaste bibliothèque – décors et costumes de Robert Innes Hopkins, éclairés par Simon Mills – que violent des civils à brassards bleus, sous la surveillance de soldats armés et le sourcil autoritaire d’officiers à casquette haute. Positivement choquante à plus d’un titre, l’image fait sensiblement écho à des souvenirs d’autodafés tristement célèbres, avant que le regard (et non l’œil) réalise que c’est bien en ces nobles rayonnages que se conservent les légendes et, à travers leurs plus subtiles métaphores, l’histoire des hommes. C’est, de fait, étudiant derrière un pupitre que Lohengrin apparait à la fin de la scène médiane, comme une sorte de sage inconnu que tous reconnaissent pourtant. Exclus, c’est hors de l’édifice que les comploteurs se lamentent et se querellent avant que de brandir leur haine, dans les sacs de vêtements et la poussière des miséreux. Si la bibliothèque vidée se change en désertique salle de bal au début de l’Acte III, une boîte-scène monte bientôt du sol : just married, le couple hésite et bientôt faillit à son bonheur, au bord d’un lit qui, plutôt que d’accueillir le sang de la découverte (et aussi dé-couverte) abritera celui du félon. Dommage : l’interprétation y perd de sa hauteur de vue. Hormis cet épisode, la proposition de Slater convainc, transmise par une direction d’acteurs précise qui n’omet rien – comme la fascination de Telramund pour la pure Elsa, par exemple, d’une remarquable justesse de vue.

Réunissant judicieusement des voix d’un même format, que l’on pourra dire confortable, la distribution brille par son unité et la crédibilité de ses choix. Seul Jukka Rasilainen trouble un rien l’écoute par des attaques parfois disgracieuses, une intonation aléatoire et souvent aux abois ; la voix possède cependant une personnalité bien à elle qui sert plutôt bien son Telramund. La fermeté du phrasé de Georg Zeppenfels et l’assise mâle du timbre en font un Heinrich de grande classe. Salué à plusieurs reprises, et notamment pour son Hans Heiling strasbourgeois [lire notre chronique du 8 mars 2004], Detlef Roth campe un Héraut évident, solide autant que clair, conduisant un chant soigneusement nuancé qu’on rencontre rarement dans ce rôle.

Distillant une dynamique indiciblement raffinée que surplombe l’angélique lumière de la couleur vocale, l’Elsa de Soile Isokoski est un ravissement. Plutôt souple dans l’Acte I, Christopher Ventris n’en affirme pas moins un Lohengrin puissant, quoique fort peu phrasé, qu’une fatigue contredira trop tôt. Enfin, génialement effrayante dans son invocation de Wotan et de Freia, libérant copieusement ses grands moyens pour le déchaînement final, Petra Lang prouve une fois de plus sa grand intelligence musicale et théâtrale, une expressivité hors pair généreusement investie dans le rôle d’Ortrud, d’une médusante santé vocale.

BB