Chroniques

par katy oberlé

Lohengrin
opéra de Richard Wagner

Opernhaus, Zurich
- 8 juillet 2017
le cygne, dans Lohengrin mis en scène par Andreas Homoki à Zurich
© monika rittershaus

Je l’annonçais hier, en conclusion de ma troisième chronique véronaise : plutôt que de filer vers l’Ouest afin de rejoindre les Chorégies d’Orange où Rigoletto aiguisait ma curiosité verdienne, ce matin ma route bifurque vers le nord dès Bergame [lire notre chronique de la veille]. Non, je ne rentre pas encore au bercail, tous les services de presse d’Europe n’étant pas autant mal élevés que celui des Chorégies. C’est même exactement le contraire, n’ayons pas peur des mots : l’agence parisienne à laquelle recourt la manifestation provençale est LA plus dédaigneuse d’Europe, c’est simple, en fait – ce qui la rend parfaitement méprisable elle-même en ce que ses sautes d’humeur la détournent de sa propre mission, a priori lieu de rencontre professionnelle et non de caprices privés.

Partie de bonne heure – et de bonne humeur, malgré cet état de fait assez lamentable –, je gagne bientôt Lecco par une chaussée presque déserte. De là, je longe le Lac de Come pour grimper à l’assaut des cols. Il est près de dix heures lorsque je m’accorde la première pause : un bon petit-déjeuner à l’auberge du Passo dello Spluga, de ce côté-ci de la frontière le Splügenpass, ce qui ne change rien à ses deux milles mètres d’altitude où souffle traitreusement une brise humide. Passée en Suisse, il faut encore compter un peu plus de deux heures et demi pour finir la promenade sur la rive Est du Zurichsee au bout de laquelle m’attend l’Opernhaus.

C’est en Suisse ? Est-ce bien sûr ?... Géographiquement, c’est même certain, mais en découvrant la production d’Andreas Homoki, le maître des lieux [lire nos chroniques de ses Lady Macbeth de Mzensk, Von Heute auf Morgen, David et Jonathas, Der Zwerg, L’amour des trois oranges et Der fliegende Holländer], nous voilà en pleine fête de la bière dans l’Allgäu ! Avec la complicité de Wolfgang Gussmann pour les costumes typiques et le mobilier de gros bois, sculpté à l’ancienne, le metteur en scène propulse singulièrement Lohengrin en Bavière –entre le Brabant absent, où l’affaire est censée se dérouler, et le canton où il me semble ne pas être, c’est à se demander si les lutins de la route ne m’auraient pas réellement fait une farce à leur façon… La proposition d’Homoki, déjà présentée ici et à la Wiener Staatsoper plusieurs années auparavant, débarrasse Lohengrin de l’attirail guerrier du Moyen Âge en le concentrant dans une grande salle où se passent tous les événements importants d’un village traditionnel. Des murs forestiers, nobles et nus, en délimitent le quadrilatère, occupé par une table imposante où célébrer la vie comme la mort, tous ensemble. Dans cette esthétique apparemment naïve, on lève volontiers le bras pour entrechoquer les Stein ! Mais cette option n’a rien de naïf, en vérité : dans une petite communauté montagnarde, les uns vivent avec les autres, s’observent, s’entraident mais aussi s’épient, jugent le voisin, le décrient et le jalousent. Pour avoir vite fait le tour des bonnes et mauvaises volontés, l’on n’en sort pas pour autant, de ce petit coin de campagne qui n’a rien d’un paradis. Sauf en rêvant : il suffit d’un cygne en plastique, vulgaire accessoire ornemental de jardin, pour qu’en cet îlot où voltigent Dirndls et Lederhosen (ah, les jolis mollets !...), Elsa fasse vivre la légende.

À la tête de cette assemblée pleine de couleurs constituée par le Chor der Oper Zürich et de nombreux supplémentaires, Janko Kastelic signe une prestation remarquable, les forces chorales faisant merveille, surtout dans les proportions resserrées de ce théâtre dont la fosse ne suffit d’ailleurs pas à accueillir tout l’effectif wagnérien – il a même fallu exiler quelques cuivres dans les baignoires. Le plus allemand des chefs italiens est au pupitre du Philharmonia Zürich, Fabio Luisi qui tient son monde sans fléchir, préservant son interprétation de rubati trop expansifs.

Jouer un opéra de Wagner au début de juillet est assez risqué, les voix requises étant engagées par l’Opernfestspiele de Munich ou le Bayreuther Festspiele, juste après la quinzaine wagnérienne du MUPA de Budapest, non négligeable – et quand on sait que Leipzig affichait un Ring la semaine passée, ça commence à faire beaucoup pour nos chanteurs spécialisés [lire notre chronique du 2 juillet 2017]. Mais Zurich s’en sort plutôt bien ! Seul Christof Fischesser peine un peu en Heinrich der Vogler, mais sans doute des suites d’un refroidissement, ce qui ne le met pas en cause [lire notre chronique du 31 juillet 2016]. Rachel Willis-Sørensen n’est pas l’Elsa idéale avec son timbre plus corsé qu’il faudrait, mais la conduite du chant est impeccable. Bon acteur, avec une présence scénique à laquelle on n’échappe pas, et baryton rondement impacté, Martin Gantner incarne un Telramund passionné – et passionnant [lire notre chronique du 8 octobre 2004] ! Le cast compte une révélation : le jeune baryton-basse norvégien Yngve Søberg campe un Heerrufer solide et très phrasé qui pourrait bien annoncer un bon Wotan dans les années à venir.

En termes de réussite vocale, le duo du jour n’est pas Elsa/Lohengrin mais Ortrud/Lohengrin. Après son extraordinaire Abigaille (Nabucco) de Berlin [lire notre chronique du 14 janvier 2017], je retrouve l’impressionnante Anna Smirnova – à tout dire, c’est pour elle que je tenais à ce Lohengrin : je ne suis pas déçue, au contraire ! D’une pâte remarquablement contrôlée, soignant la moindre transition d’un registre à l’autre, une couleur chaleureuse et sensuelle, son Ortrud est somptueuse. Loin de s’égarer dans une théâtralisation trop facile dans ce rôle, le grand mezzo dramatique nuance chaque intention avec une subtilité enjôleuse bien plus dangereuse que toutes les démonstrations de méchanceté qu’on voit partout. Commencée avec les rôles pucciniens, la carrière de Brandon Jovanovich s’est poursuivie avec succès dans le répertoire slave puis dans le catalogue wagnérien. Après son excellent Stolzing à Paris [lire notre chronique du 1er mars 2016] et Siegmund à Berlin, le ténor reprend au bord du lac la mesure du Chevalier au Cygne (qu’il incarnait à San Francisco en 2012) : le chant est généreux, puissant, enveloppant même, le rôle brille comme un miracle avec ses aigus brûlants, tout cela par le plus sexy des chanteurs actuels.

Sur cette bonne impression, je vous donne rendez-vous en août pour d’autres aventures lyriques, et vous souhaite de bonnes vacances !

KO