Chroniques

par bertrand bolognesi

Love and other demons | Amour et autres démons
opéra de Péter Eötvös

Opéra national du Rhin, Strasbourg
- 25 septembre 2010
© alain kaiser

Sans conteste, voici la soirée la plus attendue de la rentrée contemporaine : la première française de Love and other demons, pénultième opéra de Péter Eötvös, créé il y a deux ans au Glyndebourne Festival. C’est précisément cette production que l’Opéra national du Rhin accueille pour quatre représentations. Inspiré de Del amor y otros demonios de Gabriel García Márquez, le livret de Kornél Hamvai frappe immédiatement par l’indicible force de sa concision poétique. Il a recours à plusieurs langues : l’espagnol des poèmes de Garcilaso de La Vega utilisés par le père Cayetano Delaura pour signifier l’amour à la jeune Sierva Maria (mais aussi pour se le préciser à lui-même, sans doute), le latin des mélodies grégoriennes entonnées par les Clarisses, l’anglais de l’aristocratie chrétienne, enfin le yoruba, d’origine africaine, qui vaudra à l’enfant toutes les abominations de l’exorcisme final.

Mais, à parler ainsi, l’on n’y comprendrait goutte. En deux actes, c’est non seulement un amour trouble qui nous est conté, mais encore ses causes et conséquences, pour ne pas dire dommages collatéraux.

Élevée par une esclave africaine, la fille d’un marquis espagnol se trouve au centre de la lutte de l’Église contre les croyances païennes. Mordue par un chien dont il est probable qu’il soit enragé, pendant le mystère particulier d’une éclipse totale de soleil, la voilà atteinte de fièvre et bientôt de certains troubles comportementaux qui inviteront L’Évêque à la croire possédée par le Diable. Tout en demandant aux religieuses de l’accueillir pour lui prodiguer des soins qu’on pourra dire médicaux, le saint homme délègue un prêtre au chevet de la petite afin qu’il procède à un exorcisme. Mais le démon, plutôt que d’habiter la malade, pourrait bien se loger dans l’attention que lui accorde le jeune prêtre (trente-six ans) – de fait, la mission elle-même était corruptrice dès l’origine : car c’est bien en tâchant de la sauver qu’il en tombe amoureux. Irrépressiblement attiré par Sierva Maria, Cayetano Delaura commencera par se souvenir de certains vers qui formulent ses sentiments comme ses pulsions, s’avançant progressivement dans une passion interdite cristallisée par un rêve qu’il confie à son supérieur. Mais indécrottable s’avère la théorie de la possession, précipitant chacun vers le pire.

On l’aura compris : ici, les rites se succèdent, s’opposent, se révèlent, d’une cérémonie de simple protection aux excès hystériques d’un exorcisme en bonne et due forme. C’est à en condamner le rêve lui-même que l’Église le fera réalité. En d’autres termes, c’est en croyant en l’existence de ce diable contre lequel elle désire se battre que la chrétienté le rend effectif. Si le péché est la plus grande invention de la religion, le diable pourrait bien symboliser tout ce à quoi elle tend sans se l’avouer jamais. L’innocent J’ai soif de l’enfant ne rencontre que turpitudes intérieures qui se font censeurs.

Le sujet est criant d’actualité. Outre qu’il aborde les débordements d’une vie de prêtre, il plonge au cœur des chocs de culture auquel l’homme d’aujourd’hui est différemment mais tout autant confronté que celui d’hier, et fait se rejoindre des questions soulevées il y a peu par une certaine affaire dite de mœurs. Vous souvenez-vous de cet enseignant qui photographia des enfants sur les plages ? Vous souvenez-vous que son ordinateur personnel fut perquisitionné ? Faudra-t-il rappeler ici que toujours il sut contrôler ses fantasmes, que jamais aucun acte ne fut osé ? Pourtant, le voilà désigné criminel par la Justice. Est-ce à dire que notre temps sonde les fantasmes de chacun qu’au besoin il condamne ? Est-ce à dire que l’imagination est fautive, coupable le rêve ? Croira-t-on que notre société accuse le potentiel négatif sans qu’il passe à l’acte dans le temps même où elle néglige de valoriser le positif actif, toujours à prouver dans son écrasante logique compétitive ? Déplaçons ces quelques mots du livret : « Faites attention parce que je crois toutes vos paroles »…

Outre de l’infinie richesse qu’offre la rencontre des langues, celle des rôles historiques et sociaux de l’argument, Péter Eötvös a tissé sa musique d’une rare tendresse consolatrice. Ainsi la partition, plutôt que de commenter ou de tendre l’action, vous porte-t-elle au cœur des cœurs, guérissant l’écoute par l’émotion. Ouverte puis refermée dans des sifflements méandreux qui rappelleront certains aspects des Trois sœurs, l’œuvre alterne une conception chambriste avec des surgissements musclés qui nécessitent des voix endurantes et solides. L’écriture vocale est particulièrement exigeante, qu’il s’agisse de la partie d’Ignacio, le père de l’héroïne, ou de celle de l’enfant elle-même. Aussi apprécie-t-on un plateau irréprochable, du vaillant Robert Brubaker à l’étonnante Allison Bell, en passant par la fulgurante Josefa de Susan Bickley, l’attachante Dominga de Jovita Vaskeviciute et la déroutante Martina de Laima Jonutyte, sans oublier le chant particulièrement sensible du baryton Miljenko Turk dans le rôle de l’amoureux.

En fosse, les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg travaillent main dans la main avec le compositeur en personne, s’ingéniant, semble-t-il, à lui faire plaisir en livrant le meilleur d’eux-mêmes. Le résultat s’avère d’un grand impact.

BB