Chroniques

par gilles charlassier

Lucie de Lammermoor (version française)
opéra de Gaetano Donizetti

Opéra de Tours
- 3 février 2023
Lucie de Lammermoor, opéra de Donizetti (version française) à l'Opéra de Tours
© marie pétry

Vingt-et-un an après le spectacle mis en scène par Patrice Caurier et Moshe Leiser à l’Opéra national de Lyon, avec un trio réunissant Patrizia Ciofi, Roberto Alagna, Ludovic Tézier et la baguette, déjà incontournable, d’Evelino Pido, l’Opéra de Tours remet à l’affiche la version française de l’opus le plus célèbre de Donizetti, Lucie de Lammermoor. Un tel pari dans une maison qui, depuis quelques saisons sous la nouvelle direction de Laurent Campellone, s’est concentrée sur le répertoire français et tout particulièrement les raretés de l’âge romantique [lire nos chroniques de Philémon et Baucis, La princesse jaune, Thaïs, Werther (en coproduction avec Lausanne où nous l’avons vu) et Frédégonde], se réalise en ce début d’année sous la menace d’une situation budgétaire précaire dénoncée par plusieurs pupitres et représentants de l’Orchestre symphonique Région Centre-Val de Loire-Tours avant le lever du rideau d’une première qui risque d’être l’une des dernières de la programmation de la maison – l’autre curiosité française donizettienne à l’affiche en mars, Deux hommes et une femme, est l’ultime ouvrage lyrique mis en scène cette saison.

Quatre ans après la première à Naples de Lucia di Lamermoor, Donizetti présente une version remaniée en français pour le Théâtre de la Renaissance à Paris, avec un livret revu par Alphonse Royez et Gustave Vaëz, qui renouvelle les équilibres dramaturgiques et vocaux, ces derniers étant liés, comme c’est l’usage à l’époque, aux interprètes de la première, le 6 août 1839. Confié à un soprano plus léger que celui de l’original transalpin, Anne Thillion, le rôle-titre requiert alors moins le registre dramatique parfois opulent que certains gosiers y manifestent dans l’italien usuel. Sur ce point, Jodie Devos se révèle idoine dans ce calibre [lire nos chroniques de L’hirondelle inattendue, Le chalet, Le timbre d’argent, Pygmalion, Die Zauberflöte, Le nozze di Figaro, Mignon et On purge bébé]. Plus que la longueur de souffle que d’aucuns aimeraient conservée de la Lucia princeps, on retiendra de son incarnation investie des couleurs quasi adamantines et suffisamment tendres pour ne pas obérer la juste vulnérabilité du personnage. Mieux qu’une démonstration de virtuosité, la scène de la folie est celle d’une sensibilité gorgée de musicalité.

En Henri Ashton, Florian Sempey affirme un timbre sombre en parfaite synchronie avec un caractère dont la noirceur est sans doute accentuée par la révision francophone. Le baryton français [lire nos chroniques du Mage, de Madame Sans-Gêne, Maria Stuarda, Don Pasquale, Les Huguenots, Les Indes galantes et La favorite, ainsi que du Barbiere di Siviglia à Paris et à Toulouse], qui confirme un élargissement avisé du répertoire au delà de ses emplois-signature, révèle toute l’étendue d’une robustesse sans cesse au service de l’expression, jusque dans la densité du bas de la tessiture. De cette stature se nourrit le Gilbert de Yoann Le Lan, méchant de l’histoire inconnu dans la mouture napolitaine initiale [lire notre chronique de Tosca (à Nancy)]. Il se distingue par un mordant efficace et timbré avec intelligence, donnant une consistance appréciable à une figure de second plan.

En Lord Arthur Bucklaw, Kevin Amiel tire parti de la relative pâleur (voulue par le livret) de cet époux imposé, avec une franchise dans l’émission qui, comme dans le personnage, tient lieu de séduction. Celle de Matteo Roma a des accents parfois prégnants [lire nos chroniques d’Armida et de Moïse et Pharaon]. Son Edgard Ravenswood souffre à l’évidence d’une certaine méforme passagère perturbant çà et là jusqu’à la netteté de la ligne, mais compense par une indéniable sincérité dans le sentiment. Enfin, Jean-Fernand Setti retient l’attention par un phrasé généreux, propre à faire ressortir l’autorité conciliatrice de Raymond [lire nos chroniques de La sirène, Tosca (à Metz) et Carmen (à Metz)], sans verser dans une épaisseur que refuse la conception générale de l’interprétation, sous la baguette de Joanna Natalia Ślusarczyk, laquelle met habilement en valeur les nuances de l’harmonie, dans une économie presque chambriste de la pâte orchestrale où la vitalité de la lisibilité prend le pas sur la fièvre dramatique. Préparé par David Jackson, le Chœur de l’Opéra de Tours ne démérite aucunement.

Quant à la mise en scène de Nicola Berloffa, moins chatoyante que certaines des réalisations passées de l’Italien [lire nos chroniques d'Il viaggio a Reims, L’Italiana in Algeri, Madama Butterfly, Les contes d’Hoffmann, Norma, Carmen (à Saint-Étienne), Andrea Chénier et Hamlet], elle privilégie un certain minimaliste scénographique, avec la complicité d’Andrea Belli [lire nos chroniques d’Enrico di Borgogna, Turandot et I due Foscari]. Le rideau se lève sur un plateau meublé d’un désordre de chaises aussi noires que le reste du décor et des costumes (dessinés par le metteur en scène) faisant contraster l’immaculée blancheur de la robe de Lucia. Les sièges sont ensuite ordonnés pour la cérémonie, tandis que les soli de l’héroïne sont inscrits dans un panneau d’albâtre descendant des cintres, sans retrouver la jointure du sol à l’heure de la folie. Sous les lumières tamisées par Valerio Tiberi, ce spectacle, qui dut, semble-t-il, s’adapter à un cadre de scène trop étroit pour la scénographie initiale, remplit au moins son rôle d’écrin ne contrariant pas l’épanouissement de l’attention musicale. Le plaisir de la redécouverte ne s’en plaindra pas.

GC