Chroniques

par bertrand bolognesi

Médée
opéra-comique de Luigi Cherubini

Salzburger Festspiele / Großes Festspielhaus, Salzbourg
- 16 août 2019
Curieuse "Médée" de Cherubini au Festival de Salzbourg 2019
© salzburger festspiele | thomas aurin

Comme à son habitude, Thomas Hengelbrock inscrit scrupuleusement son approche dans le contexte précis de la création de l’œuvre, c’est-à-dire en tenant compte de la nouvelle donne interprétative qu’ont générée le renouveau baroque puis les exécutions historiquement renseignées (selon la formule désormais consacrée) de la musique romantique, sur instruments dits anciens ou non. La nette ciselure, parfois presque intrusive, et la couleur particulière de sa lecture de Médée rend à Cherubini ses armes les plus efficaces et fait honneur à son génie tragique. Avec la précieuse complicité des excellents Wiener Philharmoniker, le chef allemand magnifie l’écriture, dès l’altière Ouverture, et dessine subtilement chaque scène au fil de trois actes qui érigent la fosse loin au-dessus des autres contenus de la soirée. En terme de style, la réussite est totale, c’est indéniable.

Il n’en va pas de même des incarnations vocales. Il ne faut pas oublier que l’ouvrage fut créé le 13 mars 1797, au Théâtre Feydeau (Paris) – lieu qui, d’ailleurs, lui valut son titre d’opéra-comique –, lorsqu’était encore tout frais l’héritage baroque, via le théâtre dit classique. De fait, dans ces premiers temps du romantisme à la française, le chant provient encore de l’emphase déclamatoire. La nécessité d’en respecter la prosodie va donc de soi. Pourtant, non seulement cet aspect essentiel n’est pas pris en compte, mais encore l’intelligibilité dictionnelle se révèle-t-elle par sa seule absence. Quand Médée eut pu, sans ciller, être prétendue tragédie en musique par le compositeur, conformément au livret qui puise fièrement en de grandes sources – les pièces d’Euripide (Ve siècle avant J.-C.), de Sénèque (ca.171) et de Corneille (1635) –, signé par François-Benoît Hoffmann, ce même Nancéien qui contribuait à de nombreuses pages d’Étienne-Nicolas Méhul ainsi qu’à la Phèdre de Jean-Baptiste Lemoyne (1786) [lire nos chroniques des 21 février, 7 mars et 10 novembre 2017], passer aujourd’hui à côté de sa prosodie relève d’un coupable manquement au style qu’accuse sans le vouloir la direction fort avisée d’Hengelbrock, parfaitement antagonique.

Au chapitre de la langue, outre le désagrément de n’en point entendre un mot, contrairement à l’Œdipe apprécié mercredi [lire notre chronique de l’avant-veille], l’approximation où sont laissés les chanteurs vient perturber leur émission – sauf pour le Créon idéalement assuré par Vitalij Kowaljow qui tente un français dûment respiré sans altérer la maîtrise technique [lire nos chroniques d’Iolanta, Die Walküre, Nabucco, La forza del destino, Boris Godounov et Die Meistersinger von Nürnberg]. Le plus atteint en ses moyens, que l’on sait néanmoins généreux [lire nos chroniques de La fiancée du Tsar, Simon Boccanegra, Rusalka, L’affaire Makropoulos, Amleto et Lady Macbeth de Mzensk], est le ténor Pavel Černoch dont le timbre est proprement dénaturé par le vain effort de prononciation. Constater que les Françaises Marie-Andrée Bouchard-Lesieur et Tamara Bounazou ne sont pas plus compréhensibles fait plonger dans une lourde perplexité.

La distribution vocale se caractérise par son inégalité. Si l’on apprécie le legato nourri d’Alisa Kolosova en élégante Néris [lire nos chroniques d’Eugène Onéguine, de la Messa da Requiem et de la Messe D.950] et, plus encore, l’agile Dircé de Rosa Feola, impérative et attachante [lire notre chronique d’Il trittico], Elena Stikhina satisfait moins dans le rôle-titre : bien que disposant d’un bon matériau, le jeune soprano russe paraît contenir avec difficulté le phrasé dans l’intonation où la nature souvent impulsive de son expressivité ne peut pas le replacer. Sans doute est-il un peu trop tôt pour aborder Médée. Quant à eux, les artistes de la Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, préparés par Ernst Raffelsberger, livre une prestation exemplaire.

À l’instar de Jules Dassin dans Cri de femmes (Κραυγή Γυναικών, 1978), le cinéaste, acteur et scénariste australien Simon Stone actualise la tragédie qu’il propulse dans notre contemporanéité. Un film blanc-et-noir est projeté durant l’Ouverture, montrant un rare moment de bonheur conjugal du couple Médée-Jason avant le divorce. Outre l’époque, c’est aussi le lieu que touchent ces images : on y reconnaît Salzbourg et ses environs. Le rideau se lève sur un luxueux salon où Dircé, le nouvel amour du descendant d’Éole, essaie des robes de mariée – costumes de Mel Page. Le film se poursuit durant l’air Hymen, viens dissiper une vaine frayeur : apercevant ses propres fils qui déjeunent avec sa rivale au Café Bazar, sur la rive est de la Salzach, Médée surgit dans le restaurant et jette un verre d’eau au visage de Dircé. Puis les images insistent sur la dépossession dont la Colchidienne fait l’objet, l’odieux exil familial qu’on lui impose en l’éloignant de ses enfants. Le plateau représente maintenant un hall d’hôtel où nous faisons connaissance avec la famille de la promise, son père Créon, sorte de magnat plus ou moins mafieux. Le décorateur Bob Cousins a imaginé un dispositif en long qui, séparant l’ouverture de scène, réserve presque systématiquement un espace plus court, mitoyen du principal. Ainsi peut-on voir Dircé et ses suivantes réessayer à droite la robe du grand jour, tandis qu’à gauche son père offre au fiancé un enterrement de vie de garçon d’une extrême vulgarité. On retrouve ce principe lorsque l’ancien couple se parle au téléphone, avec Jason dans une chambre d’hôtel où il vient de lutiner une inconnue et Médée qui appelle depuis un bureau de téléphonie, dans l’Abkhazie natale.

L’acte médian commence dans la suite des fils, toujours dans l’hôtel luxueux. L’un des petits lit en se déplaçant sur des rollers entre les lits jumeauxde la chambre, l’autre est absorbé par un jeu vidéo, devant un téléviseur géant. Dans la cuisine, à gauche, Néris cuit des nouilles. Au-dessus de ce décor, nous découvrons alors un nouvel espace : le couloir d’arrivée des vols internationaux. Interdite de séjour dès qu’elle pose un pas à l’aéroport, Médée supplie Créon de lui accorder asile, ne serait-ce qu’un jour. Tout cela se passant devant des caméras, la scène est diffusée en direct sur le téléviseur du bas, Néris prenant ainsi connaissance des faits tandis que les gamins sont dans la chambre. La confrontation avec Jason et les garçons – la passivité de ces derniers donne à réfléchir… – se passe devant un arrêt de bus, dans la nuit hivernale. S’ensuit le banquet des noces. À droite de la salle et de ses lustres, les toilettes où Médée et Néris assomment une serveuse afin que la vengeresse revête son uniforme pour approcher incognito la table de son homme. Le final de l’Acte II associe la malédiction et la découverte du cadavre dans les toilettes où surgit bientôt la police.

L’action est entrecoupée par la diffusion des messages téléphoniques laissés par la magicienne sur le répondeur de son oppresseur. La première fois éveille la compassion pour cette femme qui souffre et annonce son retour prochain, juste pour voir ses enfants, tout en souhaitant ses bons vœux aux futurs mariés (I). Les deux autres inserts alourdissent inutilement le spectacle et laissent penser que le metteur en scène est obligé de boursouffler son option pour la justifier. Le dernier acte, celui où s’accomplit le pire, échappe à cet artifice. Le cinéma revient en force pendant le prélude, avec une course nocturne en voiture, sur une route qui ressemble à celle du Gaisberg. L’orage illumine furtivement les montagnes. Le véhicule s’arrête dans une station-service. Quand le rideau se lève, le glissement de l’image vers la voiture posée sur scène à côté des pompes est assurément une réussite scénographique. Après l’ultime atermoiement, Médée drogue ses fils qui avalent docilement les pilules fournies. Lorsque le chœur et Jason envahissent le plateau, elle les tient à distance avec le tuyau de la pompe, aspergeant d’essence le sol et la voiture. Les derniers échanges de répliques ont lieu dans l’urgence. Pour finir, elle rejoint les sacrifiés dans la voiture en jouant du briquet, et s’élève la lueur jaune-oranger de l’immolation finale.

Loin de la dynamique tragique, c’est un psychodrame qui se déroule sous nos yeux. Simon Stone fonce tête-bêche dans le théâtre psychologique qui l’entraîne à une surenchère toujours plus expansive, le fourvoyant à l’opposé du passionnant Lear qu’il présentait ici même deux étés plus tôt [lire notre chronique du 23 août 2017]. La tentative demeure louable, bien que la production n’en atteigne pas l’ambition.

BB