Chroniques

par michel slama

Manon
opéra-comique de Jules Massenet

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 4 mars 2020
Pretty Yende est Manon à l'Opéra national de Paris (Bastille)
© julien benhamou | opéra national de paris

Huit ans après la Manon controversée de Coline Serreau [lire notre chronique du 18 janvier 2012], l’Opéra national de Paris affiche, du 26 février au 10 avril 2020, une nouvelle production signée Vincent Huguet [lire nos chroniques des Voyages de Don Quichotte et des Contes d’Hoffmann] qui réjouit et comble le public par une conception originale de l’opéra-comique de Massenet, transposé dans le Paris des années folles. La vraie nouveauté est d’y avoir intégré de nombreuses scénettes dansées, en complément du ballet écrit pour le Cours la Reine. Ainsi, après l’Ouverture, rideau levé, dévoilant une pantomime qui résume l’action, Voyons, Monsieur l’hôtelier et Revenez Guillot, revenez, la première scène avec l’aubergiste au premier acte est tout simplement chorégraphiée et dansée par Poussette, Javotte, Rosette et Brétigny. Pendant les précipités, sur fond de la chanson C'est lui (Pour moi, y a qu'un homme dans Paris), très jazzy, interprétée par Joséphine Baker dans le film Zouzou (Marc Allégret, 1934) – paroles de Roger Bernstein, musique de Georges van Parys –, le spectateur assiste, médusé, au déhanchement sensuel de garçonnes, référence à l’entre-deux-guerres, période de libération des mœurs où la jeunesse rescapée du premier conflit mondial du XXe siècle déchire le carcan bourgeois. Le jeu des chanteurs-acteurs est parfaitement maîtrisé et leur implication indubitable. Ils esquissent le roulement des r, ce qui rend encore plus intelligible leur discours. Tout au plus regrettera-t-on une grande confusion pour l’acte de Transylvanie : il y a tellement de figurants sur le plateau réduit de cette somptueuse salle de bal qu’on a du mal à y distinguer les protagonistes. Dommage pour les audaces très prégnantes du cubisme – une Vénus de Milo revisitée à la façon de Marcel Duchamp, des tableaux célèbres, un spectaculaire escalier hélicoïdal et un mini-théâtre !

Huguet n’a pas lésiné sur la splendeur des décors du plus pur Art Déco, conçus par Aurélie Maestre, et des costumes originaux et chatoyants de Clémence Pernoud. Le metteur en scène reste, dans l’ensemble, assez fidèle au texte et à l’intrigue, tout en ne résistant pas à quelques provocations : à l’Acte II, le déguisement de Brétigny en religieuse à cornette, qui en profite pour chanter en voix de fausset, l’ambigüité sexuelle de Manon au III où elle apparaît habillée en homme, sous les affiches des icônes gay que sont Suzy Solidor et Marlène Dietrich. Mais la liberté la plus étrange qu’il s’arroge, et qui laisse interloqué, c’est la mort de l’héroïne au cinquième acte. Passée la surprise d’entendre chanter a capella des Grieux, recroquevillé à terre pendant le précipité entre les Actes IV et V, nous sommes invités à oublier les décors fastueux des actes précédents pour les coulisses d’un hôpital militaire (ou d’un asile pour blessés), en temps de guerre. Au désespoir du chevalier, Manon finit fusillée par un peloton d’exécution digne de celui de Cavaradossi (Puccini, Tosca). Dans le but de resserrer l’action à l’essentiel, les quatre premières scènes du dernier acte ont été supprimées, à l’exception du chœur des gardes Capitaine au gué. Il est vrai que la mort de Manon chez Massenet, « brisée par la fatigue » et chuchotant « J’étouffe, je succombe », a toujours paru énigmatique ; là, le spectateur peut imaginer une tentative d’évasion qui aurait mal tourné.

Tout au plus, les habitués regretteront que l’impeccable Ludovic Tézier, grand chouchou de l’audience parisienne, ait disparu de la route du Havre. Lescaut, le cousin veule et voyou de Manon, est un rôle ingrat auquel le grand baryton français donne corps et âme par une présence musicale et théâtrale exceptionnelles. Il retrouve ses fabuleux partenaires de la Traviata donnée en septembre dernier, Pretty Yende et Benjamin Bernheim. Le soprano sud-africain met le public à genoux par une maîtrise de la ligne vocale complexe du rôle-titre et une diction parfaite. Elle n’est pas avare de suraigus, de vocalises et autres pyrotechnies qui ne sont pas toutes écrites et déclenchent un tonnerre d’applaudissements. On pourra regretter quelques difficultés dans le bas-médium et le grave, ainsi qu’une petite fatigue perceptible au IV dans Ànous les amours et les roses, mais c’est peu, comparé au bonheur d’avoir enfin une interprète vocalement idéale, mutine, sensuelle et gracieuse, crédible par l’intelligence et le jeu. À ses côtés, Benjamin Bernheim séduit par la bravoure et son ardeur passionnée un auditoire déjà conquis par la puissance d’une voix qui se joue des pièges de sa partie, tout aussi redoutable – là encore, des Grieux doit être aussi un excellent chanteur-acteur qui sache alterner parlé, récitatifs et airs. Le comte des Grieux a les traits de Roberto Tagliavini, en grande forme, avec un français presque parfait. Il compose un personnage rigide, privé de la tendresse et de l’humanité qu’on put connaître ailleurs. Les trois demi-mondaines (comme les présentent le livret) sont belles et attirantes, danseuses et comédiennes. Le reste de la distribution n’appelle que des éloges, avec une mention spéciale pour le Guillot de Morfontaine de Rodolphe Briand.

L’Orchestre et le Chœur de l’Opéra national de Paris, au meilleur de leur forme dans leur ADN, sont dirigés par la main experte de Dan Ettinger [lire notre chronique de Tosca] qui déploie une palette de couleurs particulièrement adaptées à l’œuvre de Massenet. On notera le soin que le chef israélien apporte à faire chanter les instruments soli qui accompagnent les airs, comme le hautbois et le violoncelle pour Je suis encor toute étourdie, le numéro d’entrée de Manon, magistralement interprétée par Pretty Yende. Une très belle Manon, décidément !

MS