Chroniques

par laurent bergnach

Manon Lescaut
opéra-comique de Daniel-François-Esprit Auber

Opéra royal de Wallonie, Liège
- 14 avril 2016
rareté à l'Opéra royal de Wallonie (Liège) : Manon Lescaut d'Auber (1856)
© lorraine wauters | opéra royal de wallonie

Descendant d’une famille de peintres proche de la monarchie, Daniel-François-Esprit Auber (1782-1871) grandit à Paris où se développe son goût pour la musique. Ses premiers professeurs sont le baryton Jean-Blaise Martin, interprète privilégié de Boieldieu, Nicolò et Dalayrac, puis le pianiste Ignaz Ladurner, enfin Luigi Cherubini qu’intéresse la création réussie du Concerto pour violon en ré (1808) et à qui Auber succèderait en 1842, comme directeur du conservatoire. Côté scène, deux opéras-comiques – L’erreur d’un moment (1805), Jean de Couvin (1812) –, puis deux opéras – Le séjour militaire (1813), Le testament et les billets doux (1819) – préludent au succès de La bergère châtelaine (1820), ouvrage qui ancre le natif de Caen dans une carrière de musicien professionnel.

Rencontrer Eugène Scribe (1791-1861), le plus doué des librettistes de l’époque, n’est pas pour rien dans le succès que va connaître Auber durant trois décennies. Si le dramaturge est connu pour ses collaborations avec Boieldieu (La dame blanche, 1825), Rossini (Le comte Ory, 1828), Meyerbeer (Robert le Diable, 1831), Halévy (La Juive, 1835), Donizetti (La favorite, 1840) et Verdi (Les vêpres siciliennes, 1855), on est loin des trente-sept productions d’un duo que le public découvre avec Leicester ou Le château de Kenilworth (1823). Ensemble, ils inaugurent le grand opéra à la française (La muette de Portici, 1828), mais l’essentiel de leur travail concerne l’opéra-comique que vient couronner l’ultime Manon Lescaut.

Créés le 23 février 1856 dans la salle parisienne dévolue au genre, ses trois actes précèdent donc les versions données par Massenet (Paris, 1884) et Puccini (Turin, 1893) du roman de l’Abbé Prévost, Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut. Paru en 1731, ce livre scandaleux mais populaire, « dont le héros est un fripon et l'héroïne une catin » (Montesquieu), Scribe l’adapte assez librement. Avant tout, il néglige le personnage principal au profit de deux inventions : Marguerite, couturière censée inculquer les vertus du travail à sa voisine rêvant de luxe, et le Marquis d’Hérigny qui négocie les faveurs de Manon durant tout l’Acte II, avec les armes d’un Scarpia dont toutefois il n’atteint pas la noirceur (Tosca, 1903).

Une fois encore, Stefano Mazzonis di Pralafera se distingue en offrant une rareté dont il a le secret (La scala di seta, Die lustigen Weiber von Windsor, La gazetta, etc.). Paul-Émile Fourny met en scène des pages négligées dans le cadre d’une bibliothèque ancienne, conçue par Benoît Dugardyn. D’abord occupée par des étudiants d’aujourd’hui, elle convient très bien au logis du Marquis, puis perd des rayonnages pour mieux évoquer la prison. Pour la scène du désert, toujours délicate, le fond de scène est occupé par un unique livre géant, ouvert sur la carte de la Louisiane où s’allongera Manon pour rendre l’âme. L’image finale fait mouche : Manon Lescaut, une histoire qui défit le temps, que l’on range à côté de tant d’autres à découvrir un jour.

Entendue dernièrement en Madame Mao [lire notre chronique du 18 avril 2012], Sumi Jo remonte les âges pour incarner un rôle-titre créé par la Liégeoise Marie Cabel, dans des atours rappelant ceux d’Il ballo in maschera [lire notre critique du DVD] – Verdi emprunte d’ailleurs à Scribe et Auber (Gustave III, 1833), de même que Donizetti avant lui (Le philtre, 1831) ! Malgré un chant clair et agile, le soprano inquiète par son caractère précautionneux et désincarné. Au retour d’un entracte anormalement long, c’est un soulagement d’apprendre qu’elle était souffrante et qu’une doublure trouvée au pied levé va œuvrer depuis la fosse – Silvia Dalla Benetta, formidable artiste, charnelle et chaleureuse.

Sans surprise, les ténors incarnent les amoureux.
Ample et nuancé, Enrico Casari (Des Grieux) gagne en rondeur au fil des scènes, tandis que Denzil Delaere (Gervais) séduit par une projection saine et prometteuse. Côté baryton, Wiard Witholt (Hérigny) impressionne par le souffle, la stabilité et le timbre. Roger Joakim (Lescaut) ne manque pas de vaillance, ni Patrick Delcour (Renaud) de fermeté. Sabine Conzen (Marguerite) jouit d’un soprano léger et coloré. Issus du Chœur maison, l’efficace Laura Balidemaj (Mme Bancelin), l’oncteux Marc Tissons (Durozeau) et le sonore Benoît Delvaux (Sergent) complètent la distribution. Enfin, assistant Paolo Arrivabeni depuis 2010, le jeune Cyril Englebert émeut dès l’Ouverture, tant sa lecture fluide s’accompagne de délicatesse pour servir Auber, musicien frais autant qu’élégant.

LB