Chroniques

par bertrand bolognesi

Medea | Médée
opéra de Luigi Cherubini

Théâtre du Capitole, Toulouse
- 22 mai 2005
Medea, opéra de Luigi Cherubini
© patrice nin

Pour cette deuxième représentation de Medea, nouvelle production toulousaine que le Théâtre du Châtelet rependra fin juin, Evelino Pidò affirme dès l'Ouverture une vivacité précise et contrôlée qu'il mettra toujours plus étroitement au service de la tragédie. Encore retenue dans le premier acte, sa lecture resserre l'étau du drame dans le deuxième, avec des contrastes qui en soulignent modérément la théâtralité, nettement libérée dans le dernier. Se gardant tant de grossir l'effectif instrumental que de surcharger son interprétation d'une anachronique emphase, le chef italien invite les musiciens de l'Orchestre national du Capitole – dont nous saluons le bassoniste solo pour l'excellence de sa prestation dans l'introduction de l'aria de Neris – à préserver un équilibre précieux dans un respect absolu du compositeur et de son époque. De prime abord moins expressive qu'on s'y serait attendue, cette option s'avère d'une authenticité plus judicieuse que tout débordement.

En revanche, un plateau vocal relativement inégal ne met guère à son avantage un ouvrage qu'on souhaiterait mieux honoré. Dans l'ordre d'entrée en scène, on entend les deux servantes : le soprano charmant d’ElenaPoesina qui gagnerait à s'affirmer plus, le mezzo plus corsé de Blandine Staskiewicz. Manifestement moins à l'aise dans la musique de Cherubini que dans celle de Puccini qui lui allait comme un gant [lire notre chronique du 4 mars 2005], Annamaria dell'Oste peine à nourrir le legato de Glauce, engorgeant quelque peu ses premières interventions pour finalement libérer un timbre qui paraît alors fragile, alors que ce n'est pas le cas du tout. Giorgio Giuseppini semble mieux distribué, habitant Creonte de la noblesse idéale, avec un grave généreux ; on regrettera néanmoins un manque de souplesse assez gênant dans le haut-médium qui le contraint à lancer forte ses aigus.

Physiquement crédible en Giasone, Nicola Rossi Giordano est vocalement moins convaincant ; certes le timbre est riche, l'aigu lumineux et vaillant, mais la ligne de chant accuse des difficultés comparables à celles que rencontre Glauce. Nous avons entendu ce ténor dans Adriana Lecouvreur à l'Opéra de Lausanne [lire notre chronique du 21 septembre 2003] : ce répertoire lui convenait mieux. Aujourd'hui, son Giasone manque de stabilité et se fatigue vite. De même Frédéric Caton présente-t-il un Capitaine de la garde assez éteint et sans soutien : à maintes reprises cet artiste révéla ses qualités vocales et artistiques, pourtant. Enfin, bien qu'avec des moyens qui commencent à décliner, la Neris de Sara Mingardo est particulièrement émouvante, donnant la mesure de son talent dans l'air de la fidélité – Solo un pianto con te versare.

En totale adéquation avec la direction musicale, la mise en scène de Yannis Kokkos replace magistralement l'œuvre dans son contexte. Ainsi, les personnages, dans des costumes contemporains du compositeur, évoluent-ils dans un décor tenant plus de l'Alte Galerie de Berlin que de la reconstitution d'un palais antique. Ne l'oublions pas, après Quinto Fabio, La Finta Principessa, Giulio Sabino, Démophon, Ifigenia in Aulide, Lodoïska, Elisa, c'est avec sa Médée en français représentée à Paris en 1797 que Luigi Cherubini allait se faire connaître de toute l'Europe musicale, alors qu'un Bonaparte de vingt-huit ans, après avoir rançonnée l'Italie pour nourrir l'économie flottante du Directoire, sacrifiait Venise au dépeçage autrichien par l'infamante paix de Campo Formio. Après la tourmente, dans l'espoir d'une construction politique plus durable, les esprits vouent une grande foi en la forme, comme on l'observera dans le regain d'intérêt de la peinture de ces années-là pour une esthétique néoclassique. De là l'enthousiasme formel des œuvres d'Antonio Canova, Pierre-Paul Prud'hon, Andrea Appiani, François Gerard et avant tout Jacques Louis David, qu'Hippolyte Flandrin cultiverait encore plus tard, sans oublier (précisément) le célèbre Cherubini et la muse de l'art lyrique peint par Ingres. C'est de cette fausse antiquité-là que se revendique brillamment la scénographie de Kokkos. Assez nette par l'emploi d'escaliers et de larges portes sobrement ornées, l'option s'affirme plus encore dans l'apparition de la figure de proue ailée d'or du vaisseau revenant de Colchide, qui hante la fin du premier acte ; d'un académisme efficace, elle demeure naturellement tributaire d'un temps musical parfois vertigineusement conventionnel qu'elle sait transcender avec élégance.

En outre, le travail de Kokkos ne se contente pas de créer un bel écrin : il ménage au rôle-titre une entrée qui porte la représentation à une autre dimension. Medea – dans cette version italienne réalisée par Carlo Zangarini pour la Scala en 1909, à partir des récitatifs allemands qu’en 1855 Franz Lachner avait composés en place du mélodrame initial – est ici somptueusement incarnée par Anna Caterina Antonacci d'un timbre riche au grave presque mâle qui convient parfaitement à ce personnage de femme effrayant tous les hommes. Colorant magnifiquement son chant, cette artiste présente une Medea imprévisible et dangereuse, ornant suavement le duo du premier acte dont la nostalgie des débuts des amours avec Giasone devient presque palpable, se révèle plus ferme dans ses indignations, fascinante lorsqu'elle revêt un pectoral et martèle de sa fureur la robe qui tuera sa rivale (Acte II), humaine, trop humaine avant le crime – Tu salva i figli miei ! Il ciel li assita ora contro me.

Immense tragédienne, Antonacci est, pour finir, placée en dehors du monde par le dispositif scénique où la meurtrière est isolée, caressant les lambeaux ensanglantés des vêtements de ses fils, et par l'épuisement – survenu dès que l'irréparable est accompli, qui la porte au delà de l’horreur même – qu'avec évidence son jeu évoque.

BB