Chroniques

par bertrand bolognesi

Mefistofele | Méphistophélès
opéra d’Arrigo Boito

Münchner Opernfestspiele / Nationaltheater, Munich
- 24 juillet 2016
Mefistofele d'Arrigo Boito à l'Opernfestspiele de Munich, 24 juillet 2016
© wilfried hösl

Connu en tant que traducteur de Shakespeare et librettiste des derniers ouvrages de Verdi, précisément Otello et Fasltaff adaptés du fameux dramaturge anglais, Arrigo Boito (1842-1918) fut non seulement poète, nouvelliste et homme politique, mais aussi compositeur. Certes, il n’acheva pas ses projets musicaux, de sorte qu’à l’Ero e Leandre jamais monté (1871) fait pendant un Nerone incomplètement orchestré (1870/1918). Toujours est-il qu’à l’âge de vingt-six ans, le Padouan écrivit texte et musique de Mefistofele dont il tirait sujet du Faust de Goethe, naturellement. Si la création milanaise de 1868 ne suscita qu’indifférence, la seconde mouture de 1875, dite « version de Bologne », lui valut meilleur succès. Boito continua d’apporter des améliorations à son œuvre, comptant tour à tour quatre ou trois actes, pour en finalement fixer la forme en quatre précédés d’un prologue et conclus par un épilogue, lors de la reprise du printemps 1881 à la Scala.

Pourtant, Mefistofele ne possède guère les honneurs de nos scènes. La première de cette nouvelle production de la Bayerische Staatsoper, le 15 octobre dernier, faisait événement, de même que le retour de l’ouvrage dans la capitale hongroise, quelques mois plus tôt [lire notre chronique du 28 mai 2015]. L’institution confiait la tâche à Roland Schwab qui ainsi faisait ses débuts in loco, après plusieurs travaux positivement remarqués ici et là – Tiefland d’Albert (2007, Berlin), Roméo et Juliette de Gounod et Manon de Massenet (2008 et 2009, Linz) et, tout récemment, La finta giardiniera de Mozart (Augsbourg, l’an dernier).

L’été enfin venu, nous retrouvons avec enthousiasme le Münchner Opernfestspiele dont la grande qualité n’a d’égale que la riche diversité. Pour rien au monde aurions-nous laissé filer l’occasion de découvrir ce Mefistofele. Avec la complicité de Piero Vinciguerra pour le décor et de Renée Listerdal quant aux costumes, Roland Schwab place la légende goethéenne, à laquelle Boito s’avère scrupuleusement fidèle, dans un dispositif unique mais suffisamment mouvant pour répondre avec grande efficacité au cahier des charges de l’ouvrage. Une sorte de scène provisoire, structure incurvée de tubes métalliques, comme pour un grand raout musical populaire, occupe tout l’espace. Lorsque le public pénètre le théâtre, il se trouve d’emblée face au lieu, abordé depuis ses coulisses jonchées de divers éléments, dont des pieds de projecteurs, des caisses de matériel, tout ce qui est nécessaire à une équipe d’artistes et de techniciens, comme ces fauteuils où s’affale une faune bigarrée.

Trois détails, dont deux qui prendront sens plus tard – l’enseigne lumineuse OPEN et un vestige de grande harpe classique gisant au sol – et l’un qui parle de suite : à l’avant-scène, un gramophone sur lequel le démon place ostensiblement un disque vinyle qui lance la représentation dans l’aura bruitiste de laquelle étaient coutumiers les mélomanes d’antan. Dans l’aujourd’hui de la party suggérée par le décor, cette intrusion vintage assume l’anachronisme d’un Faust médiéval écrit par le Sturm und Drang et revisité sous le Risorgimento, sujet de tous les temps, y compris le nôtre.

Voilà donc Mefistofele commencé, dans le crachotis spécifique à l’usure du disque, effet d’haut-parleur directement rejoint par l’émission en fosse, comme il se doit, les cuivres du Bayerisches Staatsorchester se distinguant avantageusement dès les premiers pas. Méphisto’ se signale comme souverain de l’ombre qui fièrement brave le Bien. Une toile tendue est manuellement dressée en haut du plateau afin d’y projeter des images noir et blanc : plafond baroque qui tourne, mer de nuages, cité de gratte-ciels, avion inquiétant, etc. (vidéo de Lea Heutelbeck), voire celles, volontiers chaotiques, de la salle elle-même que filme le diable. Encore voit-on une photo de classe sur laquelle il choisit quelque proie, puis des suppliciés à demi-nus pendouillant alanguis dans un enfer presque extatique. Réglée par Stefano Giannetti, la danse prend part non négligeable à l’action. Excavé d’une trappe survient alors le vieux docteur qu’on revêt d’une chemise immaculée : l’opération tentatrice est en marche, et si bien que l’énergumène abat violemment l’écran sur le puissant final de chœur.

Au lever de rideau du premier acte, un carrousel de corps humains disloqués tournoie dans l’horizon lointain. Les danseurs meuvent Faust et Wagner comme des marionnettes sans vie, sur la danse chorale de Pâques. Tandis que s’amorce la signature du pacte diabolique, on maquille et prépare Marguerite au fond de la scène. Contrat paraphé, le docteur et son guide chevauchent une vielle Harley Davidson, une roue d’immeuble projetée en tournis sur tout le cadre de scène générant le mouvement. À l’Acte II, le contraste entre les atermoiements d’une Marguerite presque simplette et Martha offerte à tous les outrages, lascivement affalée sur la moto, joue avec esprit du kitch d’un dîner aux chandelles, sous un arbre en fleurs – saluons Michael Bauer pour les lumières. Un ballet masculin fort suggestif surenchérit l’évocation musclée d’elfes et gobelins. La table s’enflamme, le plateau se scinde en trois scènes qui se soulèvent indépendamment les unes des autres : au sommet du Blocksberg, bouches à feu et chœur en verve célèbrent une impressionnante Walpurgisnacht.

OPEN cède la place à SOLD OUT : au III, l’affaire va bon train, la messe est presque dite. Aussi le gramophone est-il désormais couvert d’une bâche. Entre le lointain où peut-être se joue autre chose, un carré sécuritaire est délimité par un cordon. Tout sent le crime, celui de l’amoureuse qui surdosa le sédatif administré à sa mère pour favoriser une nuit de plaisir. Les loupiotes funèbres et l’inscription manuscrite WARUM? renvoient douloureusement à l’actualité européenne, à d’autres victimes… L’enfouissement de Marguerite repentie dans la trappe scelle, sous les voies célestes, son Salut. Et le maître de l’illusion d’inventer une Grèce de pacotille où un vieillard joue la harpe remarquée tout à l’heure ! Non, Faust est à l’hospice dont les auxiliaires de vie acceptent qu’on les appelle Elena ou Pantalis. È finita la comedia : Faust lui échappant, pari perdu, Méphisto’ brise le disque sur le dernier accord de l’Épilogue.

Au pupitre, Omer Meir Wellber défend magistralement Boito.
La précision de sa lecture, mais encore l’engagement du jeune chef israélien dans les pas de cette mise en scène passionnante, font les délices de l’auditeur. Trouver son chemin dans cette musique, toute personnelle bien qu’ayant subi de nombreuses influences, n’est pas chose facile. La vivacité de l’approche générale, la subtilité méandreuse du premier tête-à-tête des amants, la démesure de la fugue de l’Acte III font autant de moments qui captivent l’écoute tout en servant la dramaturgie.

Lorsque la distribution vocale affiche même niveau, que dire ?
On applaudit chaleureusement Karine Babajanyan qui prête un soprano dramatique opulent à Elena, la fiabilité du mezzo-soprano Heike Grötzinger en Marta, ainsi que le chant bien conduit de Wagner, le jeune Andrea Borghini, salué par deux fois sur cette scène [lire nos chroniques du 12 décembre 2015 et du 6 juillet 2015]. D’abord un rien timorée, la Marguerite de Kristine Opolais se libère dans la célèbre aria du III ; elle y égalise dans le médium les atours de l’aigu et du grave. René Pape incarne un Mefistofele théâtralement idéal, avec un abattage hérité de ses compositions préalables pour le personnage de Gounod, en plus consistant. Si la ligne vocale demeure d’une grande classe, on ne saurait taire un instrument qui plafonne parfois. Enfin, c’est au Faust de Joseph Calleja que va la préférence : timbre lumineux, voix facile, évidence de la projection qui autorise l’absence de surcharge dans la tenue vocale du rôle, le ténor surgit comme un émerveillement de chaque instant dont jamais on se lasse. L’impact est proprement inouï, tout comme la présence, si sainement simple.

BB