Chroniques

par bertrand bolognesi

Monsieur de Pourceaugnac
opéra de Frank Martin

Opéra de Lausanne
- 28 janvier 2007
© marc vanappelghem

Créé le 23 avril 1963 au Grand Théâtre de Genève, repris quelques semaines plus tard aux Pays-Bas, Monsieur de Pourceaugnac de Frank Martin attendait sagement qu’une équipe zélée puisât en ses fastes matières à dérider son public. C’est aujourd’hui chose faite, grâce à la nouvelle production de l’Opéra de Lausanne. Avec un brio remarquable Adriano Sivinia nous révèle la vilaine farce que de cyniques bourgeois de la capitale jouent à un balourd de bourgeois de province qui, lui, n’a personne pour le défendre, contrairement à des adversaires qui remettent les basses besognes à la valetaille. Sur scène, escaliers et tréteaux accueillent l’immoralité de ces protagonistes pour une fête inquiétante où des silhouettes bossues et ventrues rient noir sous leurs masques, dans la lueur des feux de braséros. Dans l’omniprésence d’acrobates difformes se croiseront la beauté extérieure des jeunes amants et les effrayantes figures de médecins, d’apothicaires et d’avocats siamoïsés auxquelles sera livré Pourceaugnac, bonhomme dont la simplicité enrubannée finit par rendre coupable qu’on s’en amuse.

Mais attention, cette option n’a rien d’un caprice : elle fait le lien constant entre les caractères mêlés de la partition de Martin, accents jazzy et pastiches classiques dont elle fait génialement feu. Entre une citation inversée d’un motif de Wozzeck, rendue malaisément identifiable (Acte I), et le plus évident, bien que fort bref, clin d’œil à Petrouchka (Acte II), l’auditeur est promené dans un néobaroquisme stravinskien pour le matériel thématique, plus proche de Falla pour l’instrumentarium usité, et voisinant par le ton général avec Kurt Weill dont on ne perdra pas des oreilles la parenté avec Bach. Mais ce n’est pas tout : une valse sensuelle montre quelques volutes, un gentil music hall lorgne du côté des chansons de Poulenc, ce qui n’empêcha pas le compositeur de conclure cette profuse hybridation d’opéra, de cabaret et de revue par une grande fugue vocale à l’ancienne, et qui invite aujourd’hui le metteur en scène, avec l’efficace complicité de Maurice Salem aux lumières, à mâtiner ces parfums d’une imagerie de dessin animé et film muet !

On regrettera cependant que le travail de fosse ne s’avère pas à la hauteur de la réalisation scénique. À la tête du Sinfonietta de Lausanne, pas toujours strictement en place, Jean-Yves Ossonce offre une approche insuffisamment subtile.

Du côté des voix, malgré quelques inégalités, on saluera un plateau satisfaisant. Avançant vers la lumière, avouons un Marc Mazuir décevant (deuxième Musicien) dont on ne comprend guère l’expression. Son compère Davide Cicchetti (premier Musicien) s’en sort mieux. Nous retrouvons Sibyl Zanganelli en Nérine (elle sera également l’une des femmes de Pourceaugnac), exquise dans son air du premier acte, mais accusant cet après-midi une petite forme. Avec un humour remarquable, deux voix ayant eu leur heure de gloire prêtent à l’aventure leur grand métier : Rémy Corazza en un Apothicaire truculent de sadisme, tandis que Léonard Pezzino en second Médecin d’une irrésistible sénilité.

D’Éraste, l’amoureux fourbe qui sort vainqueur de l’entourloupe, Boris Grappe possède indéniablement les atouts : la voix est riche, bien construite, et le physique avantageux ; on comprend d’autant moins qu’il couvre si précautionneusement les quelques aigus que le rôle demande, et ce qui l’oblige à faire le beau au lieu de jouer. C’est dommage : le personnage perd sa crédibilité au point d’afficher, dans les interventions parlées, une fatuité qui l’apparente involontairement à celui dont il se moque. À l’inverse, Jean-Louis Meunier est un Sbrigani d’un naturel confondant, doté d’un timbre lumineux aux harmoniques généreuses. La voix charpentée et la grande présence scénique de Francis Dudziak campent un premier Médecin effrayant, tandis que Jean-Marie Frémeau donne un Oronte idéal. Dans le rôle de Julie, Sophie Graf s’amuse avec une agilité évidente. Quant au baryton-basse Harry Peeters, il compose un Pourceaugnac attachant qui remplit la salle d’un timbre opulent.

Enfin, saluons Jeanette Fischer comme la Reine de ce Monsieur de Pourceaugnac : par un timbre chaleureux, une diction irréprochable, une émission exemplaire, une projection musclée, une grande plénitude vocale, un travail de comédie merveilleusement abouti, jusqu’en ses plus contraignants détails (cothurnes, masque, etc.), elle est LA révélation du jour.

BB