Chroniques

par bertrand bolognesi

Mosè in Egitto | Moïse en Égypte
azione sacra de Gioachino Rossini

Bregenzer Festspiele / Festspielhaus, Bregenz
- 23 juillet 2017
étonnante production de Mosè in Egitto de Rossini au Bregenzer Festspiele 2017
© karl forster

Depuis quelques années déjà, le prestigieux Bregenzer Festspiele, créé sur la courte rive autrichienne du Bodensee en 1946 et aujourd’hui dirigé par Elisabeth Sobotka, conjugue quatre catégories au sein de sa programmation lyrique. À chacune correspond un lieu différent. Sur le lac de Constance (Seebühne), un spectacle grand public, puisant dans le répertoire, accueille plusieurs milliers de spectateurs à chaque représentation, en alternant les distributions vocales afin de pouvoir jouer presque tous les soirs, durant près d’un mois – l’an dernier Turandot, Carmen cet été (jusqu’au 18 août). De l’autre côté, dans l’atelier face à la gare (Werkstattbühne), sont proposées des œuvres contemporaines, en création nationale ou mondiale – To the lighthouse de Zesses Seglias, opéra pour neuf chanteurs et grand ensemble sur un livret d’Ernst Binder d’après le récit éponyme de Virginia Woolf, connaîtra sa première (16 et 18 août) là où nous avions vu le fort beau Make no noise de Miroslav Srnka [lire notre chronique du 17 août 2016]. Chaque année l’Opernstudio renouvelle une expérience mozartienne au Vorarlberg Landestheater avec de jeunes voix à découvrir – Così fan’ tutte en 2015, Bastien und Bastienne en 2016 et, cette fois, Le nozze di Figaro (du 14 au 19 août). Enfin, un opéra relativement rare est présenté à la Festspielhaus.

Après le passionnant Amleto de Franco Faccio [lire notre chronique du 28 juillet 2016], ce plateau est occupé par Mosè in Egitto qui n’est assurément pas le plus connu des opus rossiniens. Écrit sur un livret d’Andrea Leone Tottola s’inspirant d’une tragédie de Francesco Ringhieri, Mosè in Egitto fut créé à Naples le 5 mars 1818, avec succès. Il fut révisé un an plus tard pour la présentation milanaise, puis une seconde fois en 1819 lors de la reprise au San Carlo – existe également une version remaniée (en quatre actes) pour l’Opéra de Paris en 1827, sur un livret d’Étienne de Jouy et sous le titre Moïse et Pharaon ou Le passage de la Mer Rouge.

Sans doute n’est-il pas simple de monter Mosè in Egitto.
Outre qu’il faut réunir deux soprani d’impédances différenciables, encore s’agit-il de disposer de trois ténors distincts, dont deux agiles – indépendamment du fait d’avoir sous la main une basse capable d’assumer le rôle de Moïse, cela va sans dire. Quant aux exigences de l’argument, convoquer au théâtre l’Égypte et le désert de l’exil est envisageable, mais les langues de feu et la traversée de la Mer Rouge peuvent résister à sa machinerie. Pour cette nouvelle production conçue en collaboration avec l’Opéra de Cologne, le scénographe Christof Hetzer et la metteure en scène Lotte de Beer ont invité le collectif néerlandais Hotel Modern (Hermann Helle, Arlène Hoornweg, Pauline Kalker et Heleen Wiemer) à solutionner ce problème – Hotel Modern propose d’ailleurs un Ring en quatre-vingt-dix minutes à la fin de cette semaine, dans le cadre du festival (29 et 30 juillet).

Après avoir pris place, le public, encore bavard sous la lumière puisque le chef n’a pas fait son entrée, s’aperçoit peu à peu que la scène est ouverte et qu’on y fait quelque chose. Sur le sable de l’avant-scène et des côtés, il distingue de petits appareils, des lumières minuscules, une table de travail et une équipe concentrée qui pourrait aussi bien être d’archéologues que d’entomologistes ou de géologues. Derrière ce plan une grande sphère se laisse deviner par-delà un tulle brumeux. Le chef pénètre dans la fosse, salue et lance le premier accord tragique.

Le chœur intervient bientôt, et avec lui la sphère s’anime d’images. On comprend alors qu’elles sont directement filmées sur le sable par l’équipe qu’on pouvait penser de chercheurs : un groupe qui manipule des marionnettes rudimentaires et pas plus haute qu’un doigt, les lampes nécessaires à la création de saynètes, des décors miniatures, vraisemblablement de carton, enfin la caméra. La sauterelle menace, tandis que les premiers symptômes de la discorde familiale sourdent au palais de Pharaon. La multitude de carrés de la cité vue du ciel plonge le regard dans le Moyen-Orient contemporain. Les repères se mêlent, entre la tiare historique du roi sur une redingote blanche d’aujourd’hui, trois Toutankhamon dorés sur fond de puits pétroliers, et ainsi de suite.

Ce principe est ingénieux en ce qu’il laisse deviner d’emblée qu’il rendra possible l’impossible, et qu’il n’entrave en rien les situations dramatiques ni la vie des protagonistes qui intègrent quelques clins d’œil au péplum (les gardes torse nu en pagne croisé, par exemple). Toutefois, les maîtres d’œuvre du spectacle ne s’en tiennent pas à la vertu illustrative du dispositif. Lors de la première scène amoureuse entre Elcia et Osiride, deux figurines qui stylisent les personnages anticipent les gestes humains : on suggère que le petit monde du sable influence peu à peu celui des puissants – une idée politique qui pose les jalons de la future destruction de l’armée égyptienne. À d’autres moments, l’équipe de « manipulateurs » intervient sur scène en déplaçant les chanteurs, formant un tableau vivant bientôt brisé par la rébellion d’êtres qui refusent cet assemblage : ainsi nous est montré le pouvoir limité de l’interprétation de la légende sacrée dont les acteurs ne peuvent faire autrement que d’obéir à son récit. Un artisanat ritualisé conduit l’ensemble, avec son bal guerrier : torture, pendaison, viol et massacre de marionnettes provoquent une empathie à laquelle on n’échappe d’autant moins qu’il s’agit d’une création complète, en temps réel.

Le travail d’Hotel Modern abandonne son omniprésence à l’Acte II. Le conflit père-fils prend alors le poids qu’il faut. À peine cette discrétion heureuse est-elle dérogée une seule fois par l’entrée martiale des marionnettistes qui traversent le plateau pendant une fanfare pompeuse, geste intrusif de saine dérision. La ville calcinée apparaît, puis l’armée encadrant les esclaves pour la reconstruction, tandis que rêvasse Pharaon, maquette en main, fier de lui. La colère désespérée d’Osiride, qui l’oppose en apparence à Moïse alors qu’il défit Pharaon, son père, gagne un impact saisissant. Avec sa mort en fin d’acte, voilà les peuples définitivement ennemis. Avant que sonnent les premières mesures du III, nous retrouvons les figurines sur tout le cadre de scène : elles sont nombreuses à traverser le désert dont sifflent vent et sinistres oiseaux. À l’inverse, nulle place est laissée à la présence humaine pour ce bref dernier acte : quasiment invisibles, orchestre, choristes et chanteurs forment la bande originale d’un film en panoramique, mais un film tourné sous nos yeux – pour n’être plus tout à fait au théâtre nous ne sommes pas au cinéma. Le surgissement des lances égyptiennes sur la crête, le miracle du passage des eaux, enfin la noyade de l’ennemi, tout y est !

L’étroite cohésion entre Hotel Modern, le scénographe, le directeur des lumières (Alex Brok, dont la tâche n’est certes pas facile dans ce contexte particulier) et la metteure en scène tient du prodige. Blanche vêture et semi-nudité sont réservées aux Égyptiens, les Hébreux se lovant dans des tissus lourds et polychromes. La direction d’acteurs ne laisse rien au hasard. Il n’est pas si fréquent qu’une chronique s’attarde à tant décrire la production, mais rendre compte du résultat et de sa réussite ne se pouvait faire qu’ainsi.

Parler des voix relève du casse-tête. Il faut savoir que la représentation à laquelle nous assistons a commencé à onze heures du matin, ce qui induit que la plupart des gosiers ne furent chaudement réveillés qu’après l’entracte. L’on en pourra néanmoins dire que Mandy Fredrich et Clarissa Costanzo satisfont pleinement en Amaltea et Elcia, avec un timbre impératif pour la première et fort rond pour la seconde, que le Faraone d’Andrew Foster-Williams ne démérite pas, de même que l’Aronne avantageusement clair de Matteo Macchioni et le Mambre de Taylan Reinhard. On est surpris de retrouver à quelques heures d’intervalle celui qu’on applaudissait hier soir à Munich en Pope de Lady Macbeth de Mzensk [lire notre chronique de la veille] : disposant sans problème de ses moyens, la basse Goran Jurić livre un grand Mosè, à la fois puissant et agile, signant une incarnation magistrale.

À la tête des Wiener Sinfoniker et de l’excellent Pražský filharmonický sbor (Chœur philharmonique de Prague), orchestre et chœur associés au Bregenzer Festspiele, on retrouve Enrique Mazzola : tant précis que survolté, il infléchit à la représentation une vivacité de chaque instant [lire notre entretien]. Dans son interprétation, le soin du détail le dispute à l’urgence du propos, dans une hauteur de vue qui cisèle les récitatifs avec une imparable fermeté tout en chantant la légende. Bravo !

BB