Chroniques

par françois cavaillès

Nous sommes éternels
opéra de Pierre Bartholomée

Opéra-Théâtre Metz Métropole
- 18 novembre 2018
à Metz, création mondiale de "Nous sommes éternels" de Pierre Bartholomée
© luc bertau | opéra-théâtre metz métropole

D'emblée aussi exacte que discrète, la musique de Pierre Bartholomée pour l'adaptation du roman Nous sommes éternels de Pierrette Fleutiaux (prix Femina 1990) est narratrice avec justesse, à sa manière leste et presque légère comme une bande originale de film, avec le même soin de savante construction que l'imposante maison de campagne révélée au lever du rideau et dès lors placée au cœur de toute l'intrigue psychosociale. À l'intérieur, trois enfants jouent en parlant, tandis qu'en face, par-delà le fin rideau du souvenir, une jeune femme revenue à la terre de ses origines entend qu'on l'appelle. « Claire !... » Rêveuse perdue dans ses souvenirs, Claire ne connaît rien de mieux. Et d'une même clarté en voix, d'une même douceur en robe bleue, le soprano Karen Vourc'h est l'interprète idéale de cette héroïne à la recherche introspective de ces quelques années où tout a changé pour elle. Quête lumineuse et profonde grâce, tout d'abord, à des éclairages de Philippe Catalano : ainsi la traduction de la page à la scène semble habile et profitable, à l'aide d'un magnifique lustre et de surimpressions de textes ou d'images en vidéo, conçue par Émilie Salquèbre.

Alors, nous sommes aussitôt séduits par la cohérence d'un opéra moderne, tant par la partition de Bartholomée, magnifique sans vouloir faire joli, que par la mise en scène très inspirée de Vincent Goethals. Le plaisir relève du ressenti et du compris, à mesure que défilent quelques figures du passé d'Estelle (la future Claire), tel son père à la force primaire incantatoire, puis plus assagi et appliqué à son travail d'avocat, incarné par le baryton Mathieu Gardon. Mais pour Estelle/Claire, l'entame des réminiscences passe par une crise, exprimée par une grande et subtile variété de percussions. Dès lors que, sous l'heureuse pluie fine et lyrique, elle invite à revivre certaines scènes de son histoire, probablement très proche du vécu de l'écrivaine revenue de New York à la Creuse, ce sont autant de leçons jamais apprises. Ne fallait-il pas s'en douter ? C'est la question éprouvante, cruelle et superbe que pose l'auteure. En trois actes et environ deux heures, Nous sommes éternels relate, au fond, la séparation d'Estelle avec Dan, soit une douloureuse tranche de vie entre grand amour et vilaine mort.

L'ambiance est prenante et le sujet émouvant, le tout vivant et verveux à certaines conditions comme, avant tout, l'effeuillage sensible et intelligent de Karen Vourc'h, artiste douée d'un timbre admirable, ici dotée d'un tout nouveau rôle à sa mesure. Ensuite, en ce long huis clos familial souvent fantastique joué dans l’unique décor d’Anne Guilleray, la maison hantée, grouillant de bribes musicales, s'anime en effet de chant d'enfants – élèves du CRR de Metz Métropole, fort mélodieux –, de délicieuses coulées de piano, de nerveux dialogues chantés ponctués de brèves transitions pleines d'esprit, portées par les cordes, le xylophone ou bien la flûte. L'orchestration paraît à la hauteur du défi de déployer ces instants intimes en scellant leur caractère inoubliable, qu'ils soient graves, la relation entre Estelle et Dan flirtant avec l'inceste, ou modestes, a priori mais pas tant que cela, comme la présence de l'ami Adrien, rôle tenu avec finesse par le baryton Benjamin Mayenobe, « obstiné et rusé » selon le roman original. Les visions de Claire doivent mourir, ainsi l'apparition forte, vite évanescente, de Nicole, presque trop belle et sensible pour être sa mère. Cette danseuse étoile pâlie, qui reporte ses rêves de grande carrière sur Dan, est mieux qu'incarnée par le soprano sensible d'Aline Metzinger et sa robe d'intérieur, plaisante comme toute la vêture réaliste et colorée que signe Dominique Louis.

En général, pour dépeindre en nuances le tableau de famille, même dans sa monotonie originelle, l'Orchestre national de Metz, dirigé par Patrick Davin, dépasse les mots, comble les creux de la langue et mène toute l'œuvre au succès, ainsi dans les jeux d'enfants, les regards des parents sur les petits, puis l'éclatant conflit de générations et le lourd désarroi de Claire. Chaque touche musicale (clarinette, percussions, piano, voix usées, etc.) s'ajoute avec ferveur à l’évocation libre et respectueuse du torrent émotionnel pensé par Fleutiaux.

Menaçant et limpide, le climat plutôt calme et rustique est traversé avec force par Dan, l'ange morbide, jeune homme fougueux représenté d'abord dans son petit environnement urbain. Le ténor Sébastien Guèze s'est bel et bien métamorphosé pour jouer ce garçon doublé d'un danseur prometteur, élève rebelle au cours de New York. À travers son combat avec le Mari d'Estelle (Samy Camps) puis la terrible solitude de cette dernière, l'atmosphère des deux jeunes Français trempés dans la bohème finissante de Greenwich Village est matière à de très brèves symphonies énervées. Et quand les souvenirs s'obscurcissent, l'étrange surgit, accordéon et basson éclairant la remémoration du duo amoureux vite désuni, sans lyrisme aucun. Dans ce récit tôt placé sous de mauvaises augures, puisqu'il anticipe sa triste fin (mais en gardant les grandes révélations pour le dernier acte), Estelle cède au remords. À l'étage de la maison, le fort attrayant mezzo de Joëlle Charlier offre le plus beau chant à la mystérieuse Tirésia pour décrire un ailleurs oriental et les « sapins couleur cigüe ». Le destin de cette femme renferme la clé du drame...

En somme, cette création mondiale défend surtout la beauté de l'intention artistique, compositeur et romancière (co-librettiste avec Jérôme Fronty) compris, qui, en auteurs éprouvés, ont su remettre leur œuvre sur le métier. Le spectacle renouvèle l'envie d'opéra ; il fait espérer, comme symbole de meilleurs lendemains, la résurrection et encore une pirouette, un ultime numéro de Nicole, la ballerine retirée des scènes. « Elle était faible, notre mère Nicole, et elle est morte alors qu'elle était encore toute fine et blonde et gracieuse sur les éternelles pointes de ses chaussons de danse, mais elle a essayé. » (Pierrette Fleutiaux, Nous sommes éternels, Gallimard, 1990)

FC