Chroniques

par jorge pacheco

Olivier Messiaen | Turangalîla Symphonie
Sinfonieorchester des Bayerischen Rundfunks

Cynthia Millar, Jean-Yves Thibaudet et Mariss Jansons
Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 12 janvier 2013
Mariss Jansons dirige une Turangalîla de légende au Théâtre des Champs-Élysées
© marco borggreve

Œuvre phare de la musique symphonique du XXe siècle, l'une des rares à faire régulièrement partie de la programmation des plus grands orchestres, chant d'amour, de joie et d'éternité, la Turangalîla Symphonie (1949) d'Olivier Messiaen (1908-1992) est sans nul doute un défi majeur pour tout ensemble et tout chef, aussi chevronné soient-il. D'autant plus que la soirée se tient au mythique Théâtre des Champs-Élysées où l'œuvre fut jouée pour la première fois en 1975, sous la direction de Seiji Ozawa avec Yvonne et Jeanne Loriod en solistes. Ce soir, Mariss Jansons [photo] et son Sinfonieorchester des Bayerischen Rundfunks ne se lancent pas dans une mince affaire en s’installant face à une salle à l'affût – hélas bien moins remplie qu’on l’imaginait –, avide de voir l'un des chefs les plus importants du moment se mesurer à une telle partition. Bien que la musique française ne soit pas la tasse de thé du Letton, le résultat de l'excursion s'avère brillant.

Ceux qui s'attendaient à une version plutôt neutre, qui donnerait la priorité à la prudence, se détrompent dès les premières mesures : l'engagement expressif des musiciens est total. De l'extase sonore de la Joie du sang dans les étoiles et du Finale, à la délicatesse religieuse du Jardin du sommeil d'amour et de Turangalîla I, chaque page est servie avec le plus grand engagement, tout en ne renonçant jamais à la précision rythmique qu’exige la partition. Les cordes vibrent avec une conviction fougueuse quand le chef le demande, faisant preuve d'un timbre à l'homogénéité remarquable, charnu et chaleureux qui sait aussi se soustraire délicatement lorsque le merveilleux tissu orchestral de Messiaen les place en arrière-plan. Les cuivres sont tout en rondeur, jamais excessifs, toujours précis, tandis que les bois s’avèrent d'une sonorité transparente et d'un équilibre seulement contredit par la brillance des flûtes. De même les percussions excellent de précision et par un jeu coloré richement nuancé.

Le « thème-statue » des trombones résonne avec une force monolithique et sévère dans l'Introduction,avant que le duo de clarinettes représentant « l'image de la fleur » ne vienne contraster par sa bienheureuse douceur au milieu du tourbillon. Ainsi que les traits extatiques du piano, les descentes fulgurantes des trompettes sont précises, colorées et directes, et semblent déchirer le paisible tissu des cordes. Le Chant d'amour I s’entame avec grande joie. Les trompettes sont encore sollicitées, mais elles se font douces cette fois – oui, des trompettes peuvent aussi être douces ! – et riantes dans leur thème aigu. Peu présentes dans la douce mélodie éthérée qu'elles partagent avec les violons au deuxième mouvement, les ondes Martenot, sont enfin audibles au début du troisième où leur réponse au trait sinueux de la clarinette est pleine de mystère et de délicatesse. Toute la profondeur orchestrale des épisodes précédents se transforme en une légèreté pleine de grâce pour le Chant d'amour II avant que ne revienne le thème cyclique des trombones.

La Joie du sang des étoiles est une extase sonore où saluer à nouveau la qualité des cuivres, leur précision et l'homogénéité de leur timbre. L'orchestre entier est attentif aux moindres gestes de Jansons qui ne retient rien. L'énergie déployée est concentrée puis projetée dans un incroyable crescendo final du tutti où, magnanime, le chef demande encore plus à ses musiciens : ils livrent une explosion sonore qu’'on n'aurait pas crue possible. Des bravi intempestifs, bien en marge des règles de la bienséance, descendent de l'auditoire une fois le mouvement terminé, tellement ce qui vient de se passer est aussi rare qu'émouvant.

Pour le Jardin du sommeil de l'Amour, cordes, clarinettes, xylophone et célesta construisent un tissu d'une extrême douceur sur lequel le piano déploie différents chants d'oiseaux, dans un registre aigu, magique. Toute l'intensité du mouvement précédent est passée ; demeure un alanguissement qu'on croirait atemporel, mené par Mariss Jansons avec une grande élégance gestuelle. Turangalîla II fait la part belle aux percussions, notamment à la caisse claire et à la grosse caisse, constamment sollicitées et toujours aussi précises. Le Développement de l'Amour fait encore appel aux thèmes cycliques des trombones et des clarinettes, ce dernier orné de résonances des ondes Martenot. Turangalîla III présente un mouvement perpétuel contrarié, inspiré du gamelan balinais, avant l'apothéose du Finale, savamment conduite au sommet.

Quoique comportant le mot symphonie dans son nom, cette œuvre est considérée par certains comme un concerto pour piano, tellement la partie destinée à l'instrument est exigeante et musicalement importante (de nombreux éléments de la partition se construisent à partir du son et de la résonance du clavier, ainsi que les appels d'oiseaux). C'est pour cette raison qu'il est aujourd'hui fort répandu d’installer piano et ondes (même si leur partie n'est pas aussi saillante) aux côtés du chef, comme de véritables solistes. Il en est ainsi ce soir, bien que Jean-Yves Thibaudet ait eu l’intelligence de donner à ses parties le rôle qui leur convient. Tout à tour solide et brillant, quand l'instrument est soliste ou dessert la famille des percussions, il sait aussi se faire discret et élégant quand c'est la ligne mélodique ou les chants d'oiseaux qu’invoque l’instrument. Autorité dans le domaine des ondes Martenot (rappelons qu'elle a étudié l'instrument avec Jeanne Loriod, belle-sœur de Messiaen), Cynthia Miller donne priorité au mariage de son médium à la pâte orchestrale, ce qu'elle réussit de manière exceptionnelle.

À la fin du concert, musiciens et solistes sont grandement ovationnés et se donnent la main pour se féliciter mutuellement, geste qu'on ne voit plus ces temps-ci qu'à l'église et qui correspond parfaitement à l'esprit de cette musique et du grand homme de foi que fut Messiaen. Mariss Jansons – le plus acclamé de la soirée – sera de retour à Paris le 2 février (Salle Pleyel) : avec le Koninklijk Concertgebouworkest (son autre grand orchestre), il jouera Tod und Verklärung de Strauss et la Symphonie en mi mineur Op.64 n°5 de Tchaïkovski. Espérons qu'il n'y ait pas de places vides pour un tel événement.

JP