Chroniques

par bertrand bolognesi

Olivier Schneebeli et William Christie
deux soirées avec les Histoires sacrées de Charpentier

Chapelle royale, Château de Versailles
- 6 et 7 octobre 2012
le claveciniste et chef américian William Christie joue Charpentier à Versailles
© simon fowler

Ouverture de la nouvelle « double-saison », si l’on peut dire, du Centre de Musique Baroque de Versailles (CMBV) et de Château de Versailles Spectacles (CVS), ce week-end, avec deux concerts qui se penchent sur les Histoires sacrées de Marc-Antoine Charpentier. Aussi se réjouit-on de retrouver la haute qualité des moments musicaux présentés ici, jusqu’à la fin du trimestre dans un premier temps, à travers le programme Musiques et danses baroques françaises qu’à la mi-décembre concluront Renaud et Armide (ballet héroï-pantomime) et Médée et Jason (ballet tragique) de Jean-Joseph Rodolphe.

La soirée de samedi et l’après-midi de dimanche affichent six œuvres à leur menu, six pages qui immergent l’écoute dans l’univers particulier du compositeur français. Ce sont tout d’abord Les Pages, les Chantres et les Symphonistes du CMBV, sous la docte battue de leur chef Olivier Schneebeli, qui campent le décor avec Le Jugement dernier, un Extremum Dei judicium H.401 ouvert par la basse Arnaud Richard en Dieu sévère [sur cette voix, lire nos chroniques du 24 janvier et du 17 décembre 2010]. Si les premiers pas s’avèrent d’une autorité aléatoire, avec une couleur changeante entre le sur-grave et le médium – cela dit, le diapason bas fait l’avantage des soprani et la difficulté des basses, rappelons-le –, le chanteur révèlera bientôt des airs plus flatteurs (Venite, benedicti) ; avec la malédiction, il entre généreusement dans le propos, contredisant sainement l’option un rien « coincée » entendue il y a peu [lire notre chronique du 1er septembre 2012] – oui, le baroque sacré français n’est pas nécessairement « chichiteux » ! Le chœur (sans partition, notez-le) se montre avantageusement impacté et judicieusement nuancé, rehaussé de la couleur singulière qu’apportent les gosiers enfantins. Dans ce velours choral se font positivement remarquer des inserts solistiques puissants. L’ultime chant des Élus est un trésor d’équilibre.

Comment les Béthuliens échappèrent au siège infligé par les soldats de Nabuchodonosor, sous la férule du terrible chaldéen Holopherne ? Voilà le sujet de Judith sive Bethulia liberata H.391, ouvrage d’emblée plus théâtral avec son chœur introductif aussi bref que remarquablement fluide. Outre cette omniprésence éminemment tragique dans ses contrastes, on apprécie l’Ozias clair de Jean-François Novelli (taille), très proche du texte, et l’Holopherne, plus noblement écrit que le laisserait supposer la légende biblique, d’Arnaud Richard qui en livre la tension amoureuse. Mais c’est assurément Dagmar Saskova (dessus) qui emporte les suffrages, avec une véritable incarnation du rôle de Judith, d’un organe hyper-précis et loyalement projeté, un timbre éclatant, une concentration convaincante, jusqu’à cette liesse folle du retour à la cité (Aperite portas), tête de général en son sac-à-main. Au nuancier précieux du jeune soprano tchèque répondent des symphonistes délicats, comme en témoigne un certain duo de flûtes à bec (fin de première partie).

Ce premier rendez-vous s’achève avec Caedes sanctorum innocentium H.411, tendrement introduit par un orchestre « innocent », d’une certaine manière. Cet oratorio saisit par sa théâtralité saillante, dans le Chœur des Mères à la folle vélocité comme dans la violence d’Hérode (Arnaud Richard, toujours), dans l’extrême urgence de la narration, génératrice d’une véritable angoisse. L’on en goûte une interprétation frémissante, à cent à l’heure, agilement expressive.

Grand maître de la musique de Charpentier [lire notre critique CD Judicium Salomonis, par exemple], William Christie retrouve dimanche une partition emblématique de ses Arts Florissants, puisque Caecilia virgo et martyr H.413 fit l’objet de leur tout premier enregistrement, il y a trente-deux ans déjà. L’écoute est immédiatement happée par la soyeuse lumière de l’introit orchestral. Le chœur s’impose un peu plus tard par une réalisation de subtile façon. Rachel Redmond campe une Cécile solidement impactée – un « corps vocal » à l’insistance pointue dans l’aigu et au médium assez large qui rappelle une Monique Zanetti des premiers temps. Vaillante, elle donne l’ultime Ecce, mi Jesu du bout des lèvres, dans une densité nue qui laisse pantois. Méphitique à souhait, Luigi de Donato (basse taille) donne un Almachus parfaitement noir ; efficace, aussi, la « frétillante » véhémence de Reinoud Van Mechelen (haute-contre) en Tiburtius.

Le programme – commenté par notre confrère Gérard Corneloup l’avant-veille [lire notre chronique du 5 octobre 2012] – s’achève avec la parabole du fils prodigue, Filius prodigus H.399, qui révèle le chant finement cultivé de Benjamin Alunni (taille) : les moyens ne sont pas immenses mais l’art est grand. Saluons également Pierre Bessière (basse), Père à l’inflexion savamment dosée qui marie une couleur tendre à une onctueuse autorité ; de Cito, afferte stolam primam ,le chanteur transmet scrupuleusement chaque intention. D’abord fasciné par la prestation de Reinoud Van Mechelen dans le rôle-titre, l’emphase progressive, pour ne pas dire l’exagération graduelle, finit par exaspérer, avouons-le ; gémissements, soupirs et autres « tonnes » conduisent à une regrettable déconcentration de l’écoute.

Les modulations chorales somptueusement menées de cette histoire, avec leurs irrésistibles effets de creux, furent précédées de cette petite merveille d’équilibre qu’est le Motet pour les trépassés H.311, avec son étonnant Miseremini mei initial. L’exécution s’est montrée parfaite en tous points : duo féminin (Élodie Fonnard et Rachel Redmond) aux entrelacs captivants, grâce discrète de la partie confiée à Benjamin Alunni, et surtout Geoffroy Buffière (basse) en summum de solidité, pilier d’un édifice aux distillations solistiques d’une rare vertu.

BB