Chroniques

par gilles charlassier

On purge bébé
opéra de Philippe Boesmans

Théâtre royal de La Monnaie, Bruxelles
- 13 décembre 2022
Création mondiale du dernier opéra de Boesmans : ON PURGE BÉBÉ
© jean-louis fernandez

L’ultime opus lyrique de Philippe Boesmans (1936-2022), créé de manière posthume à Bruxelles – où le compositeur est décédé le 10 avril dernier –, au Théâtre de la Monnaie qui lui fut fidèle dès ses premiers pas dans le genre avec la Passion de Gilles en 1983, a d’abord été pour son auteur comme une bravade. « J’avais lu On purge Bébé ! avant même de composer Pinocchio [lire notre chronique du 9 juillet 2017]. Je m’étais dit "Ça, c’est une pièce formidable...mais il n’est pas possible de faire un opéra avec ça". Et quand je dis ça, ça veut dire que je vais le faire, c’est comme une sorte de défi que je me lance ! […] Je crois qu’on n’a jamais fait d’opéra d’après Georges Feydeau – pas que je sache. On ne pense pas à faire du Feydeau à l’opéra ». La mort ayant interrompu le manuscrit, l’empreinte de Benoît Mernier sur la séquence finale se résume à une fidélité au maître qui fait illusion auprès d’un tympan non averti.

C’est que, treize ans après Yvonne, princesse de Bourgogne d’après Gombrowicz [lire notre chronique du 5 février 2009], On purge bébé renoue avec une veine comique et tendrement cruelle qui condense sans doute tout le génie inimitable de Boesmans, faite d’équilibrisme entre souplesse onirique et versatilité drôle, avec ici un accent plus prononcé sur la seconde. À partir d’une trame de tourbillons d’ostinati affleurent des élans mélodiques à l’allure d’improvisations que le compositeur confessait esquisser au piano pendant la gestation de ses pièces, mais surtout d’irrésistibles pastiches accompagnant l’implacable vidange des conventions sociales à l’œuvre dans le vaudeville de Feydeau via la rétention de l’enfant. Un voile mnésique évoquant l’ouvertureLes Hébrides Op.26 de Mendelssohn est évidemment attendu devant l’insistance de l’enfant à savoir où se trouve cet archipel écossais. Mais c’est sans doute la présentation du pot de chambre en porcelaine incassable, que Follavoine veut voir Monsieur Chouilloux commander pour l’armée, qui porte l’humour musical à son acmé. Après les ondulations du thème de la Méditation de Thaïs qui magnifie l’argumentaire commercial en séduction amoureuse, l’élévation du saint pot est soutenue par le motif ascendant de l’Enchantement du Vendredi Saint de Parsifal, ceinte par la blancheur mystique des lumières de Laurent Castaingt, d’une efficacité constante tout au long de la soirée. Le sacré de la promotion se fracassera devant l’épreuve têtue des faits, ce qui accentue, rétrospectivement, le génie parodique. On pourra reconnaître les traces d’Elektra dans certains rugissements de contrebasses ou encore celles de Salome dans quelques chatoiements finaux d’une partition ne renonçant jamais à une transparence chambriste que Bassem Akiki, à la tête de l’Orchestre symphonique de la Monnaie, fait chanter avec une générosité évidente et communicative.

Portée par des solistes investis, l’écriture vocale n’est pas en reste et témoigne d’un savoir-faire inspiré. Si Jean-Sébastien Bou affirme en Bastien Follavoine le remarquable équilibre entre présence et qualité de la diction auquel il nous a habitué depuis de nombreuses années [lire nos chroniques d’Iphigénie en Tauride, Hamlet à Saint-Étienne, Claude, Le comte Ory, Bérénice, Fantasio, Pelléas et Mélisande et Shirine], résumant autant la suffisance bourgeoise du personnage que sa veulerie, la part confiée à Julie, l’épouse, se distingue par un frémissement lyrique sous lequel sourdent les mesquineries domestiques, merveilleusement restitué par le babil fruité et agile de Jodie Devos [lire nos chroniques de L’hirondelle inattendue, Le chalet, Le timbre d’argent, Pygmalion, Die Zauberflöte, Le nozze di Figaro, Les Indes galantes et Mignon]. Autour de ce couple parfaitement complémentaire à la scène comme à l’oreille gravite le trio adultérin des Chouilloux, où face au solide Aristide campé par Denzil Delaere non sans quelque habile guinderie de militaire perdu dans la vie civile [lire nos chroniques de Manon Lescaut, Das Wunder der Heliane, Le duc d’Albe, Parsifal, Le joueur, Les bienveillantes et Die Entführung aus dem Serail], la Clémence surette de Sophie Pondjiclis et l’Horace Truchet aux couleurs de basse presque bouffe de Jérôme Varnier affichent une solidaire complicité [sur la première lire nos chroniques de Der Rosenkavalier, Die Schule der Frauen, Pénélope, Macbet, La Cenerentola, Maria Stuarda, Amadigi et Eugène Onéguine ; sur le second lire nos chroniques de Béatrice et Bénédict, Adriana Lecouvreur, Tosca, Pelléas et Mélisande, La Juive, Les Troyens, Faust, Renard, Die Zauberflöte, Il ritorno d’Ulisse in patria, Hippolyte et Aricie, Orfeo à Montpellier et à Metz, enfin Hamlet à Bruxelles puis à Paris]. Tibor Ockenfels déclame les répliques parlées – et butées – du Toto agrandi à taille d’adolescent attardé qui ne « veut pas se purger », tandis que, selon les représentations, et sans précision surnuméraire, Martin da Silva Magalhães et Aurélio Gamboa dos Santos s’acquittent des quelques paroles chantées de la voix blanche de Toto enfant.

Quant à la mise en scène de Richard Brunel [lire nos chroniques de Der Jasager, der Neinsager, In the penal colony, Albert Herring, L'infedeltà delusa, Der Kaiser von Atlantis, Der Kreidekreis et Zylan ne chantera plus], qui a écrit le livret, elle assure la lisibilité de l’argument et de la personnalité de la musique, dans un décor modulaire dessiné par Étienne Pluss où s’intègrent la juste désuétude du vestiaire conçu par Bruno de Lavenère, au carrefour d’un proto-réalisme de domesticité et d’une théâtralité joueuse qui n’évitent pas toujours le surlignage scatologique. À l’heure des saluts, cette commande se referme, par l’apparition d’un hologramme de Boesmans pointant derrière une porte la tendre malice de son visage qu’on imagine au détour de chaque facétie d’On purge bébé, où le rire est d’abord musique.

GC