Chroniques

par bertrand bolognesi

Only the sound remains | Seul le son demeure
opéra de Kaija Saariaho

Opéra national de Paris / Palais Garnier
- 23 janvier 2018
Davóne Tines dans "Only the sound remains" de Saariaho au Palais Garnier
© elisa haberer | opéra national de paris

Commande groupée des Canadian Opera Cie (Toronto), Suomen Kansallisooppera (Helsinki), Teatro Real (Madrid), Opéra national de Paris et De Nationale Opera (Amsterdam) où il fut créé le 15 mars 2016, le nouvel ouvrage lyrique de Kaija Saariaho gagne ce soir le Palais Garnier pour sa première française. Il puise sa source dans la culture japonaise, saisissant deux nôs du XIVe siècle, Tsunemasa et Hagoroma, puisés dans la vaste collecte de l’orientaliste étatsunien d’origine espagnole Ernest Fenollosa (1853-1908) et publiés en version anglaise (1916) par le poète Ezra Pound (1885-1972). Le fantôme d’un jeune joueur de luth, mort violemment, que « l’empereur aimait lorsqu’il était garçon », apparaît à un prêtre. Une lutte tour à tour douloureuse et sensuelle traverse les échanges entre le vivant et le défunt, bientôt apaisé par l’offrande de Montagne Bleue, le luth impérial. Un pêcheur découvre un curieux manteau de plumes. Lorsqu’il s’en saisit, un ange apparaît qui le lui réclame. Il ne peut voler sans cet accessoire d’aucun secours à l’homme qui pourtant ne veut point s’en défaire. Seule l’invention d’une danse à faire « pivoter le palais de la lune » pour l’en implorer convaincra le profane d’une honte si grande qu’il remettra l’objet sacré. Ces deux intrigues manient le matériau essentiel de la tradition japonaise : le passage d’un monde à l’autre, avec l’incursion de spectres ici-bas ou de vivants dans l’Éternité.

Conçu par Kaija Saariaho et Peter Sellars, le livret demeure succinct, laissant la musique évoquer ce que tait le texte. Après L’amour de loin, leur première collaboration, en 2000 [lire notre critique du DVD de la création et notre chronique du 3 août 2015], les échanges fructueux entre la compositrice et le metteur en scène, encore à l’œuvre dans Adriana Mater [lire notre chronique du 10 avril 2006] constituent la base du développement de l’œuvre pour le théâtre de Saariaho – dès 1986, Sellars se penchait activement sur Tsunemara, par exemple. Après un appel percussif invitant à quelque cérémonial, une moire subtile prend naissance en fosse, ciselée par un quatuor à corde – Meta4 [lire notre chronique du 18 avril 2013] –, un quatuor vocal (Theater of Voices), la flûtiste Camilla Hoitenga [lire notre chronique du 10 avril 2011], Heikki Parviainen à la percussion et Eija Kankaanranta au kantele, sorte de cithare traditionnel finlandaise. Ces deux derniers instruments détournent vers d’autres sonorités celles du shakuhachi et du koto japonais. À leur tête, Ernest Martínez Izquierdo [lire notre chronique du 23 avril 2013] révèle une écriture secrète, séduisante et hypnotique, dans une continuité spectrale qui privilégie la demi-teinte des timbres dans une spatialisation invasive (réalisation Christophe Lebreton, projection David Poissonnier). Chaque acte possède son identité sonore, volontairement limitée pour Tsunemara et plus riche pour Hagoroma.

Cette particularité anime la proposition scénique de Peter Sellars dont on sait avec quelle heureuse plénitude il s’imprègne des partitions à interpréter – à ce chapitre, l’on garde de son lumineux Saint François d’Assise de Salzbourg un grand souvenir. Avant que de confier à James F. Ingalls, son complice aux lumières, le soin de chaleureusement colorer Hagoroma, il place Tsunemara dans un rai cru qui en souligne le clair-obscur. Volontiers rituelle, son habitation de l’espace scénique est traversée d’une gestuelle énigmatique. À sa demande, la plasticienne Julie Mehretu investit le théâtre de deux grandes toiles monochromes dont le gris majeur bataille avec une calligraphie imaginaire, tour à tour support de l’ombre et lac de couleurs.

Outre les quatre voix de la fosse (Else Torp, Iris Oja, Paul Bentley-Angell et Jakob Bloch Jespersen), deux chanteurs incarnent le Prêtre et le Pêcheur, le Spectre et l’Ange, ce dernier trouvant dans le mouvement complexe et fascinant de la danseuse Nora Kimball-Mentzos un double indispensable. Loin du répertoire baroque où on l’applaudit d’habitude, le contre-ténor Philippe Jaroussky (Spectre, Ange) sert avec engagement Only the sound remains, la représentation étant menée par le jeune baryton Davóne Tines dont le timbre robuste, l’émission souple et l’évidente projection favorise des incarnations remarquables.

BB