Chroniques

par bertrand bolognesi

Orchestre National Philharmonique de Russie
Ilona Nokelaïnen, Boris Giltburg, Denis Matsuev et Vladimir Spivakov

Festival International de Colmar / Église Saint Matthieu
- 11 et 12 juillet 2014
Ilona Nokelaïnen (harpe), le NPR et Vladimir Spivakov au Festival de Colmar 2014
© bernard fruhinsholz

Cette édition 2014 du Festival International de Colmar rend hommage au chef d’orchestre Evgueni Svetlanov, à travers quelques vingt-sept concerts qui brossent un portrait de ce que fut son répertoire. C’est en effet à une véritable anthologie de la musique russe que Svetlanov s’est adonné tout au long de sa carrière, faisant entendre les maîtres les plus célèbres (Tchaïkovski, Glinka, Balakirev, Moussorgski, Rimski-Korsakov, Scriabine, Prokofiev, Glazounov, Chostakovitch, etc.) mais aussi les moins connus, ce dont témoignent de nombreux et précieux enregistrements [lire notre critique de l’intégrale Liapounov, par exemple], au rang desquels les symphonies de Miaskovski et celles d’Arenski, les concerts vocaux de Taneïev, les cantates de Sviridov, les légendes de Liadov et les concerti de Medtner, pour ne citer que quelques-uns de ces trésors (oublions les pages du redouté Tikhon Khrennikov…).

Outre qu’il ne faut pas taire la contribution non-russe de ce grand musicien – il servit la tradition romantique occidentale (Schubert, Weber, Schumann, Liszt, Mendelssohn, Brahms, Wagner, Strauss, Bruckner et Grieg), mais encore la veine française (Berlioz, Gounod, Bizet, Massenet, Saint-Saëns, Franck, Dukas, Ibert, Chausson, Fauré, Debussy, Roussel et Ravel) et les réformateurs autrichiens (Mahler, Berg, Schönberg et Webern) –, on oublie qu’il fut aussi le compositeur de près de quatre-vingt-dix opus destinés à la voix, au piano, au violon, à l’orchestre, au chœur et à toutes les conjugaisons habituelles (sonates, concerti, cantates, etc.).

Mâtinées de quelques moments symphoniques (extraits du ballet Casse-Noisette de Tchaïkovski et Danses Op.45 de Rachmaninov), ces deux soirées illustrent principalement l’exercice concertant, à commencer par les Variations russes pour harpe et orchestre conçues par Evgueni Svetlanov en 1975. Le public colmarois retrouve Ilona Nokelaïnen, une artiste avec laquelle il fit connaissance en 2007 puisen 2010. Elle ouvre en solo cette œuvre nettement postromantique qui s’inscrit dans une continuité esthétique fin de siècle – c’est un paradoxe : alors qu’il n’hésitait pas à défendre la modernité (Stravinsky, Messiaen, etc.), Svetlanov écrivit, en obéissant à une nécessité intime, une musique d’autrefois, dans l’héritage de Rimski-Korsakov. On admire l’autorité du son de la soliste, qu’elle magnifie d’un legato remarquable – une gageure pour ce type d’instruments. Sous la battue de Vladimir Spivakov les cordes de l’Orchestre National Philharmonique de Russie font une entrée plus glamour que suave. L’écriture harpistique se révèle fine, bien qu’elle convoque tous les poncifs du genre dans une mise en valeur perpétuelle de l’instrumentiste. D’une couleur presque « impressionniste », une cadence d’un caractère proche de Salzedo utilise le bois en percussion. Au tutti de prendre le relais, sur un ornement arpégé de la harpe. Après une ultime reprise du motif, le final est enlevé.

Le jeune Boris Giltburg (premier prix 2013 du Concours Reine Élisabeth de Belgique) gagne la scène pour une interprétation secrète du Concerto pour piano en ut mineur Op.18 n°2 de Sergueï Rachmaninov. Sous ses doigts, le fameux Largo introductif en solo survient tout en douceur, articulant progressivement son emphase. Le deuxième thème du premier mouvement s’avère généreusement chanté par un piano lumineux. Avec sa lecture plus alanguie du mouvement médian, Giltburg s’annonce comme l’antithèse de Lugansky. Le lendemain, Rachmaninov, toujours – que Svetlanov a tellement joué ! –, avec la Rhapsodie en la mineur Op.43 « sur un thème de Paganini » sous les mains de Denis Matsuev. Nous voici donc dans les années trente et de l’autre côté de l’Atlantique. L’opulence du son de Matsuev fait merveille dans cette page spectaculaire, laissant du coup à l’orchestre une grande liberté expressive sans que se pose aucune question d’équilibre. Les moments en solo bénéficient d’une onctuosité délicieuse qui contraste fermement avec la robustesse des tutti, final en tête.

Et puisque nous étions dans l’humide Baltimore de l’automne 1934, pourquoi ne pas pousser un peu plus au nord-est, vers les brumes new yorkaises de l’hiver 1924 ? Avec la complicité de Rudolph von Grofé pour l’orchestration (l’original est pour deux pianos), George Gershwin livrait alors sa fameuse Rhapsody in blue. Étatsunien, Gershwin ? C’est le moment de rappeler que Jacob Gershowitz naquit à Brooklyn de parents pétersbourgeois qui, en 1895, avaient fui les pogroms russes vers le Nouveau Monde. C’est aussi celui de préciser qu’Evgueni Svetlanov, acteur fort apprécié du festival quatre années consécutives (de 1992 à 1995), appréciait cette musique qu’avec son Orchestre Symphonique d’État d’URSS il interpréta lors de la tournée nord-américaine de 1997 – Cuban Overture, An American in Paris, extraits de l’opéra Porgy and Bess et, bien sûr, Rhapsody in blue, qu’il a gravé deux fois. Soirée parfaitement cohérente, donc.

BB