Chroniques

par laurent bergnach

Orfeo ed Euridice | Orphée et Eurydice
azione teatrale per musica de Christoph Willibald Gluck

Opéra national de Lorraine, Nancy
- 31 mars 2016
Orfeo ed Euridice de Gluck, dans la mise en scène d'Ivan Alexandre
© opéra national de lorraine

En 1752, l’Allemand Christoph Willibald Gluck (1714-1787) s’installe dans la capitale autrichienne. Là, il développe une écriture personnelle en peaufinant de petits opéras en un acte, à partir de textes français d’Anseaume, Sedaine ou Vadé, tels L’île de Merlin (1758), L’arbre enchanté (1759) et L’ivrogne corrigé (1760) [lire notre chronique du 7 janvier 2011]. Mais sa carrière prend un tournant décisif lorsque le comte Giacomo Durazzi, directeur des théâtres viennois, lui fait rencontrer le librettiste Ranieri de’ Calzabigi : grâce à lui verront le jour Alceste (1767), Paride ed Elena (1770), mais avant eux Orfeo ed Euridice, azione teatrale per musica créée au Burgtheater le 5 octobre 1762.

Prendre Orphée pour sujet n’est pas neuf, et son approche par Monteverdi fut longtemps associée à la naissance de l’opéra (1607) [lire notre chronique du 15 avril 2011]. Mais comme tout mythe a ses variantes, chaque compositeur en livre une vision originale. Ainsi, en 1647, Luigi Rossi prend le temps d’exposer le bonheur d’un couple et la jalousie d’un rival [lire notre chronique du 4 février 2016]. Chez Gluck, en revanche, la dryade est dans la tombe au lever du rideau, mais parvient à quitter l’Érèbe grâce au souhait d’Amour. En charge de l’ouvrage pour la Mozartwoche de Salzbourg (2014), Ivan Alexandre voit en elle une nouvelle Ève, « séductrice inquisitrice et insatisfaite » à qui pardonne un dieu « plus chrétien que grec » (brochure de salle).

À l’instar de son Hippolyte et Aricie [lire notre chronique du 13 mars 2009], le metteur en scène use avec bonheur des codes baroques comme l’allégorie, l’artifice ou la mise en abyme. D’emblée, Orphée offre sa douleur sur une mini-scène d’où tombe sa sœur siamoise, morte. C’est le prélude à l’occupation successive de trois paliers en enfilade – notamment par la harpe de Julien Marcou. Sans cesse entre action et émotion, les solistes se reposent peu dans un univers uniquement noir, blanc, rouge et or. On s’étonne à peine qu’on ait fait appel à des familiers d’Olivier Py, le décorateur Pierre-André Weitz (La Juive, Ariane et Barbe-bleue, etc.) et l’éclairagiste Bertrand Killy (Dialogues des carmélites, Mathis der Maler, etc.).

Repéré dans l’opéra contemporain [lire nos critiques du DVD The minotaur et The merchant of Venice], Christopher Ainslie a beaucoup chanté les contemporains de Gluck (Arne, Händel) avant d’incarner le fils de Calliope. Charnu et puissant dans l’expression initiale de la perte, le contre-ténor use aussi d’un timbre soyeux dans des moments plus intérieurs, telle sa supplique émouvante aux Furies, d’une délicatesse cristalline. Mozartienne émérite, Lenka Máčiková avait illuminé une rareté de Scarlatti, Dove è amore è gelosia (1768) [lire notre critique du DVD]. Aujourd’hui, le soprano séduit tout autant par son chant souple, ample et onctueux.

Un autre soprano complète la distribution, Norma Nahoun, ainsi qu’un comédien, Uli Kirsch. Tandis qu’elle matérialise un amour fripon avec clarté et évidence (ailes blanches et blouson noir), lui joue une Mort aux torse et visage singeant un squelette. Sa présence serait anodine si le personnage ne possédait une palette d’expressions qui capte longtemps l’attention, tour à tour gardien et consolateur de sa victime, effondré de voir un vivant aux Enfers ou simplement désolé de voir repartir Eurydice – car son sacerdoce se vit sans passion. Enfin, le Chœur de l’Opéra national de Lorraine, préparé par Merion Powell, donne beaucoup de relief aux assemblées de bergers, de nymphes et de spectres.

De ses périples musicologiques sur le continent (1770-1773), le compositeur anglais Charles Burney (1726-1814) garde le souvenir d’un chevalier Gluck ennemi « d’ennuyeuses ritournelles et d’interminables roulades » qui s’ingénie « à maintenir sa muse dans les bornes de la chasteté et de la sobriété les plus strictes » (in Voyage musical dans l’Europe des Lumières, Flammarion, 1992). En fosse avec l’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy, Rani Calderón aborde l’ouverture avec une vivacité qu’il nuance subtilement pour accompagner le plateau, contribuant ainsi à une soirée de qualité.

LB