Chroniques

par laurent bergnach

Orfeo | Orphée
favola in musica de Claudio Monteverdi

Opéra national de Paris / Amphithéâtre Bastille
- 13 mai 2016
nouvel orfeo (Monteverdi) à l'Opéra national de Paris, signé Julien Peissel
© studio j’adore ce que vous faîtes

Quarante ans avant la naissance de l’opéra sur le sol français via Orfeo (1647), commedia per machina de Luigi Rossi [lire notre chronique du 4 février 2016], Claudio Monteverdi (1567-1643) marque l’histoire de l’art avec sa version du mythe, l’un des tout premiers dramma per musica. Conçue avec Alessandro Striggio, confrère en charge du livret, cette fable en un prologue et cinq actes voit officiellement le jour le 24 février 1607, au palais ducal de Mantoue, en ouverture du Carnaval. Le Lombard s’y distingue par des indications instrumentales précises et les expressions du chœur venues d’une longue pratique madrigaliste, toutes deux au service des mouvements de l’âme (affetti).

Si cette création s’accompagnait d’une forte présence masculine, avec l’engagement des castrats Giovanni Gualberto Magli et Girolamo Bacchini, et un public qui comptait uniquement les membres de l’Accademia degl’Invaghiti lors de la présentation privée du 22 février 1607, ce sont les femmes qui dominent cette fin de saison de l’Académie de l’Opéra national de Paris, lieu de recherche et de transmission : Aurore Thibout (costumes), Cathy Olive (éclairage), Stéphanie Chène (chorégraphie), Leslie Six (dramaturgie) et, assistée de Mirabelle Ordinaire, Julie Berès, en charge de la mise en scène. Des ouvrages de Monteverdi, elle dit qu’ « ils mettent en chant le tragique propre à l’homme. L’homme qui sans cesse cherche l’infini et l’éternité malgré son essence fragile et mortelle ». De même, c’est parce qu’il est un artiste en quête d’absolu qu’ « Orphée veut aller là où on ne peut aller. Orphée veut voir ce que personne ne peut voir ».

Depuis une mémorable Resurrezione [lire notre chronique du 30 avril 2012], on sait l’Amphithéâtre Bastille propice aux scénographies singulières – ici celle de Julien Peissel. Cerné de gazon frais et de troncs touchant les cintres, un volcan de toile frémissante voit La Musica sortir de sa gueule. Et qu’y a-t-il-sous la jupe des filles ? Un monde de bergers caparaçonnés et de nymphes aux pieds nus, près de caisses couvertes de fourrures, de bougies. Si le bonheur d’Orphée encourage un gigotement lassant, du moins met-il en relief la désolation qui suit. Pour accéder aux Enfers placés à mi-hauteur en fond de scène, Orfeo doit gravir un volume informe et pentu, à l’apparition déroutante – bel hommage à la machinerie baroque. De fait, cet Orfeo s’avère plein d’étrangeté, hybride entre high-tech et minimalisme (les ballons d’hélium de Caronte), dépouillement (Apollo veillant son fils) et superflu (le travail vidéastique).

L’Académie signe la fin de l’Atelier lyrique – qui présenta la mouture haydnienne du récit [lire notre chronique du 2 mai 2011] –, mais le but est identique : venir à Paris perfectionner son art – depuis octobre 2014, pour certains ce soir. Côté soprano, Pauline Texier (La Musica) mène son chant sans effort tandis que Laure Poissonnier (Euridice, Speranza) charme par une souple plénitude. Chez les mezzos, Emanuela Pascu (Messagère) offre largesse, stabilité et impact, tandis que Gemma Ní Bhriain (Proserpina) séduit par une santé certes moins démonstrative. Dans le rôle-titre, Tomasz Kumięga emporte facilement les suffrages, force tranquille au grain sombre. Un rien rigide, Mikhaïl Timoshenko (Plutone) marque moins l’oreille qu’Yu Shao (Premier berger), ténor lumineux et vaillant. Comptons aussi huit choristes – dont Adèle Carlier (Nymphe) et Alban Dufourt (Deuxième berger) –, plus deux anciens de l’Atelier : Andriy Gnatiuk (Caronte), au grand souffle, et Damien Pass (Apollo), tendrement héroïque.

Les Cris de Paris, qui coproduit le spectacle, ce n’est pas seulement le chœur évoqué ci-dessus, mais un orchestre, placé sur une partie des gradins, en jardin. À la tête de musiciens polyvalents à l’instar des artistes sur scène, Geoffroy Jourdain favorise la rondeur du relief, le moelleux des attaques dans un « esprit de troupe » assumé. « Si Monteverdi est indiscutablement l’inventeur de l’opéra et le précurseur d’un bouleversement esthétique déterminant, explique-t-il, il n’en est pas moins l’héritier d’une pensée qui ignore encore tout des prime donne ».

LB