Chroniques

par bertrand bolognesi

Orlando paladino | Roland paladin
dramma eroicomico de Joseph Haydn

Münchner Opernfestspiele / Prinzregententheater, Munich
- 27 juillet 2018
Orlando paladino d'Haydn malicieusement mis en scène par Axel Ranisch à Munich
© wilfried hösl

Chaque été, la Bayerische Staatsoper fait l’événement avec son Münchner Opernfestspiele où un public arrivé du monde entier vient découvrir les productions présentées in loco durant la saison d’hiver. Deux particularités donnent au festival un lustre supplémentaire : son Festspiel-Werkstatt avec lequel, à la frontière de l’opéra et du théâtre, il fouille d’autres expressivités [lire nos chroniques de Vanitas et Die Vorübergehenden], et la création de deux nouvelles mises en scène lyriques, l’une jouée en l’en-ville du Nationaltheater, l’autre dans le fort beau théâtre construit en 1901 à l’est de l’Isar par le Saxon Max Littmann, sur le modèle de la Festspielhaus de Bayreuth. Après Pelléas et Mélisande (Debussy), Les Indes galantes (Rameau) et Oberon (Weber), ces dernières éditions [lire nos chroniques du 4 juillet 2015, du 26 juillet 2016 et du 27 juillet 2017], au tour d’Haydn d’investir le Prinzregententheater avec Orlando paladino, créé à Eisenstadt au palais des comtes Esterházy, le 6 décembre 1782.

Pour représenter ce dramma eroicomico en trois actes, composé sur un livret de Nunziato Porta s’inspirant de celui que Badini conçut d’après l’Orlando furioso où tant puisa la veine baroque – L’Arioste, Le Tasse et Ovide furent d’inépuisables sources –, encore fallait-il un metteur en scène suffisamment doté d’imagination pour en assumer la grande fantaisie, l’ouvrage manipulant, comme le laisse supposer la catégorie qu’il revendique, une verve volontiers loufdingue qu’il ne saurait être question de minimiser. En le confiant au cinéaste berlinois Axel Ranisch qu’elle avait déjà sollicité il y a quelques années pour The bear (Walton, 1967 ; d’après la célèbre comédie de Tchekhov, Медведь, 1888) et La voix humaine (Poulenc, 1958 ; d’après la pièce éponyme de Cocteau, 1930), l’institution bavaroise ne s’est pas trompée d’adresse.

Réalisateur, dramaturge, acteur et même, à l’occasion, librettiste, Axel Ranisch décline une astucieuse mise à distance de l’argument qui l’aide à peu à peu s’imposer jusque dans ses cocasses débordements – à loufoque, loufoque et demi ! Avec la complicité du scénographe Falko Herold, auteur des décors et des costumes, il déplace le regard du public aux abords d’un cinéma à l’ancienne où, comme l’indique l’affiche grand format, l’on joue l’idylle Medoro e Angelica. Durant la première Sinfonia, vivement interprétée par Ivor Bolton à la tête du Münchener Kammerorchester [lire nos chroniques du 15 avril 2018 et du 2 décembre 2017], il projette, sur toute la largeur du cadre, une bande annonce tournée dans le Film Theater : après le bref générique, couloir, personnel qui échange des regards d’intelligence… et bientôt tout le monde copule çà et là. Les jeunes femmes responsables du ménage et du bar constatent, effarées, cette furieuse ronde lubrique, surprenant même un gros monsieur, sympathique et barbu, qui flatte sa libido en regardant l’affriolant calendrier Rodomonte dans le local du projectionniste.

Et Ranisch d’ensuite nous inviter dans le hall du Film Theater. Ici, point de pastoureaux ni de bergères : Eurilla passe la serpillère, Alcina vend du pop-corn, et ainsi de suite. En imperméable, Herr Rodomonte fait son entrée. D’emblée le brave onaniste l’aide en sortant d’un sac en carton vêtements et accessoires de chevalier. Les dames poussent le décor : nous voilà dans la salle où voir Medoro e Angelica, film muet dont le générique énonce en producteur la Bayerische Staatsoper, non sans amuser le public. Sur l’estrade, l’Angelica du film chante en direct ce que ne laisseraient point si pleinement supposer les intertitres. Attention aux ampoules : un coup de chaud faisant fondre la pellicule, c’est en chair et en os que survient l’écuyer d’Orlando, grand vagabond passablement crotté découvrant bientôt bonne mine. Lorsque le premier acte tire sur sa fin, les arbres du film pénètrent le cinéma. Ainsi l’argument gagne-t-il le plateau, inversant la mise à distance préalable, de même que Rodomonte fait maintenant une apparition, actualisée à rebours, en roi de Barbarie. De fait, si l’on voyait les fragments de l’intrigue dans la salle de cinéma, après l’entracte ce sont des fragments de cinéma dans l’intrigue, devenue le principal élément du spectacle – riche processus de résurgence du conte.

Fumée, dépouille de cheval et gravats carbonisés signalent des dégâts de la bataille, tandis que la forêt brûle sur la toile. De même que plusieurs récits s’intriquent dans le livret de l’opéra, un film couleur, de fort belle facture, est projeté durant le duo amoureux de la femme de ménage et du vagabond. À cheval, le belliqueux Rodomonte traverse un bois. Il fait une halte. La monture broute, le roi mange tranquillement un sandwich. De fûts en troncs, le barbu sympathique l’approche petit à petit. Il le capture dans un grand sac. Séquence suivante : au bord d’un lac (qui ressemble beaucoup à l’Eibsee, au pied de la Zugspitze) apparaît Rodomonte, torse nu, bâillonné, ficelé, yeux masqués. Sur le rocher, son ravisseur amène Orlando, le rival, lui aussi entravé. Il les rapproche, les mains se caressent, surenchérissant l’homoérotisme présent depuis le début. Rodomonte amoureux d’Orlando – pourquoi pas ? Regards dégagés, il mande, mais l’objet du désir le repousse et s’échappe. Les spectres, arborant crânes de corbeaux et pelisses des enfers, dansent autour de la magicienne Alcina – plus question de vendre des friandises… En tombant les manteaux et en changeant de masque, ils deviennent, chorégraphiés par Magdalena Padrosa Celada, autant de Rodomonte qui concentrent les forces noires autour d’un nocher très grande dame.

Rideau baissé, nous retrouvons Eurilla et Pasquale en mariés, en avant-scène. Pour ce début d’Acte III, après les multiples cercles narratifs, la musique elle-même est mise en abime à travers un air brillant dont le caractère démonstratif fait à lui seul le sujet. Ensuite, la scène n’est plus qu’un vestige du décor initial. Quant à l’issu du spectacle, n’en révélons pas plus… si ce n’est l’accomplissement du rêve du barbu, uni à son beau roi, et l’éclaircissement sur l’identité de ce personnage incarné par le comédien Heiko Pinkowski : le cinéaste-démiurge qui fait et défait tout, c’est lui.

Cette mise en scène brillamment malicieuse rencontre avec bonheur la direction enjouée et sans cesse inventive d’Ivor Bolton [lire nos chroniques de Saul, Gloriana, Ercole amante, Das Liebesverbot, Alceste, Medea in Corinto, Billy Budd et Deidamia] – avec un chef qui s’y amuserait moins, la chose ne fonctionnerait peut-être pas. Le soin jaloux de chaque détail alterne avec l’urgence des motifs dramatiques. Une belle intelligence transparaît de la collaboration entre chef et chanteurs, dans la respiration la plus musicale. Avec eux, la réussite d’Orlando paladino est consacrée. François Lis fait une courte intervention en probant Caronte. Licone est solidement campé par Guy de Mey. D’abord prudente, la reine Angelica d’Adela Zaharia libère au fil de la représentation un soprano positivement charnu. On retrouve Mathias Vidal dans le rôle-titre, servi ce soir par une émission facile, bien que le timbre ne séduise pas. Fort agile colorature, Elena Sancho Pereg donne une attachante Eurilla.

À quatre voix va la préférence.
L’excellent mezzo-soprano irlandais Tara Erraught, timbre de velours et projection impérative, honore grandement la partie d’Alcina [lire nos chroniques de Parsifal, Der Rosenkavalier et Věc Makropulos]. S’il ne faisait doute qu’Edwin Crossley-Mercer ferait un bon Rodomonte, sa prestation dépasse haut la main les espérances. Avec une couleur désormais affermie, une impédance de saine autorité, le baryton-basse signe une interprétation mémorable. Les deux belles surprises du jour sont de jeunes ténors. L’Étasunien David Portillo prête un timbre exquisément léger à Pasquale dont on admire la véloce adresse ainsi que les délicieuses voix de tête [lire notre chronique du 12 juillet 2014]. Enfin, applaudi en Lenski à Montpellier [lire notre chronique du 17 janvier 2014], le Turkmène Dovlet Nurgeldiyev est éminemment lyrique ; il dirige la ligne vocale avec tant d’élégance que de précision, offrant une lumière toute personnelle à son très gracieux Medoro.

À l’instar du Trittico d’anthologie de la semaine passée [lire notre chronique du 16 juillet 2018], cet Orlando paladino enlevé, mais encore poétique, demeurera longtemps dans nos souvenirs. Comme cela n’arrive qu’aux grands soirs, une souriante connivence lie les spectateurs quittant de belle humeur le théâtre.

BB