Chroniques

par laurent bergnach

Owen Wingrave
opéra de Benjamin Britten

Opéra national de Paris / Amphithéâtre Bastille
- 19 novembre 2016
Owen Wingrave, de Britten, par l'Académie de l’Opéra national de Paris
© studio j'adore ce que vous faites !

Deux grands thèmes traversent les opéras de Benjamin Britten (1913-1976) : la corruption de l’innocence – The rape of Lucretia (1946), Billy Budd (1951), The turn of the screw (1955) [lire nos chroniques du 17 janvier 2016, du 8 novembre 2013 et du 26 novembre 2008, ainsi que notre dossier d’avril 2010] – et l’isolement du marginal – Peter Grimes (1945), Albert Herring (1947) [lire nos chroniques du 27 mars 2009 et du 28 mars 2005]. En 1967, lorsqu’il répond à la commande d’un ouvrage pour la télévision (BBC), le Britannique choisit d’illustrer de nouveau les méfaits de la pression sociale à travers le microcosme de la famille, trouvés dans un court texte d’Henry James (1893). Ici, le jeune Owen renonce à suivre la tradition militaire des Wingrave, ce qui lui coûte d’être rejeté par une fiancée, déshérité par son grand-père, puis tué par la chambre maudite de la demeure de Paramore.

Ces deux actes qui lui offrent de toucher un large public, Britten les écrit en pacifiste convaincu, ancien objecteur de conscience (1939) et témoin d’une boucherie vietnamienne qui n’en finit pas (1955-1975). Aujourd’hui, Tom Creed présente Owen Wingrave dans une Europe en lutte armée en Syrie, expliquant : « notre scène est une zone de guerre : un mur pour contenir l’ennemi et un projecteur aveuglant qui relève de manière impitoyable la peur, le doute et la lâcheté ».

Les premières minutes sont les plus intenses du spectacle : entre des briques cendreuses bouchant l’horizon et le rail en arc-de-cercle qui porte un éclairage mobile au ras du sol, le rôle-titre inquiet quitte sa peau civile pour un treillis, ce déguisement absurde. Comme il se doit, son aveu d’abandonner la carrière laisse incrédules le directeur Coyle et Lechmere, ami et condisciple. Les multiples allées et venues par les marches de l’amphithéâtre, où se déroulent aussi une conversation téléphonique entre Coyle et Miss Wingrave, côtoient la liberté de ce qui fut conçu pour un média sans limites [lire notre critique du DVD].

Cette fluidité des mouvements est plus gênante dans les scènes à Paramore, lieu parsemé de socles boisés portant sept rapaces empaillés, comme autant de portraits d’ancêtres. À force de s’affronter, s’éviter, se fuir, un verre voire une bouteille à la main, les protagonistes semblent illustrer une danse des abeilles incessante et ennuyeuse, qui mène le texte au bord de la caricature. Si les oiseaux à large envergure ne nous le cachent pas, on peut frémir de voir l’odieuse Kate embrasser à pleine bouche sa nouvelle proie ou du sang sur la porte ouverte de la chambre morbide, à des lieues de la finesse de l’ouvrage.

Publié récemment, le rapport de saison 2015/2016 se félicite du succès d’avant-premières destinées à des mélomanes de moins de vingt-huit ans, dont près de 60% découvraient Bastille et Garnier. Académie de l’Opéra national de Paris oblige, la jeunesse est aussi sur scène, ce soir, et pour cinq représentions encore. Trois soprani bien différents s’y remarquent : Élisabeth Moussous (Miss Wingrave) au chant puissant, facile et coloré, Sofia Petrović (Mrs Coyle) ample et expressive, Laure Poissonnier (Mrs Julian) aux délicatesses déjà appréciées dans Orfeo [lire notre chronique du 13 mai 2016]. Seul le mezzo Farrah El Dibany (Kate Julian) déçoit par des airs inégaux, heurtés, parfois même hors style.

Chez les hommes, saluons le ténor clair, vaillant et incisif de Jean-François Marras (Lechmere), préféré à celui de Juan de Dios Mateos Segura (Sir Phillip), plus métallique. S’il avait paru discret dans l’Orfeo déjà cité, le baryton-basse Mikhaïl Timoshenko (Coyle) s’avère une force tranquille, tout en souplesse et rondeur – comme d’autres de la production, ces trois-là défendront Les fêtes d’Hébé (Rameau), en mars 2017. Bien que souffrant d’une petite laryngite, Piotr Kumon (Owen) fait apprécier sa capacité sonore et la profondeur du grave. Enfin, placé à droite du public avec une formation mixte perfectible – Musiciens en résidence à l’Académie et Orchestre-Atelier Ostinato –, Stephen Higgins se montre nuancé mais aussi poussif et effacé par moments.

LB