Chroniques

par bertrand bolognesi

Péter Eötvös dirige le Magyar Rádió Szimfonikus Zenekara
Dialog mit Mozart – Reading Malevich – Atlantis

Művészetek Palotája, Budapest
- 21 février 2020
Péter Eötvös à la tête de l'Orchestre Symphonique de la Radio Hongroise
© jános posztós | müpa budapest

Alors qu’un aréopage de critiques russes vient d’élire Trois sœurs – opéra conçu d’après la pièce d’Anton Tchekhov (commandé par l’Opéra national de Lyon qui le créa en 1998) [lire nos chroniques du 24 mars 2012, du 11 avril 2013 et du 14 septembre 2018] – au rang de plus grand événement de théâtre musical pour la saison passée, suite aux représentations de l’Opéra national d’Ekaterinbourg, dans l’Oural, en mai 2019, tandis que la Wiener Staatsoper répète actuellement l’ouvrage et quelques jours avant la première d’Angels in America (2004) au Staatstheater de Brunswick, Péter Eötvös dirige ce soir l’Orchestre Symphonique de la Radio Hongroise (Magyar Rádió Szimfonikus Zenekara) dans trois de ces œuvres. Ce grand concert au MÜPA de Budapest affiche deux créations hongroises, puis un opus de 1995, révisé en 2010.

Pour commencer, Dialog mit Mozart, sous-titré da capo pour orchestre. Lorsque le Mozarteum de Salzbourg lui commande une page pour célébrer le cent soixante-quinzième anniversaire de son orchestre, Péter Eötvös reprend le matériau de Da Capo, écrit deux hivers plus tôt et créé par l’ensemble Remix, à Porto, au printemps 2014. Ce quasi-concerto pour cymbalum (ou marimba) et ensemble de chambre, imaginé pour le cymbaliste Miklós Lukács qui en donne ici la nouvelle version, se construit sur neuf fragments musicaux de la main de Mozart, conservés en parfait état à la bibliothèque de la prestigieuse institution salzbourgeoise. Sans stérile nostalgie, le compositeur hongrois ouvre l’œuvre en explorant le legs du passé qu’il infiltre subtilement de sa faconde toute personnelle – on peut penser à la démarche de Luciano Berio. On y rencontre je-ne-sais-quoi de discrètement malicieux qui ménage des moments chambristes dans un espace beaucoup plus vaste à explorer magnifiquement l’orchestre. La précision de chaque trait se fond dans un parcours tonique et onctueux où des appels de trompette contrastent avec une couleur parfois baroque. L’infinitude du fragment entre elle-même en dialogue, rehaussée par moments d’une percussion de film d’espions, pour ainsi dire. En musique, l’humour n’est certes pas un exercice facile, loin s’en faut : cette partition le manipule toutefois fort ingénieusement, non sans cette pointe de douce férocité à l’encontre d’une élégance convenue qui mène à la grâce d’une danse enlevée. Créé à Salzbourg le 17 décembre 2016 par son commanditaire, Dialog mit Mozart est joué aujourd’hui pour la première fois en Hongrie, sous la battue de son auteur qui dès 1992 rendait hommage à l’illustre Autrichien à travers Korrespondenz, son premier quatuor à cordes [lire notre chronique du 3 août 2016].

Le 1er septembre 2018, Matthias Pintscher menait la création de Reading Malevich à la tête de l’Orchestre de l’Académie du Festival de Lucerne. Eötvös y interprétait un tableau peint en 1914 par Kazimir Malevitch, Suprmatismus n°56, dans une tentative d’en rendre musicalement la forme, l’équilibre géométrique mais encore l’usage des couleurs. Pour ce faire, il convoque le grand effectif. Reading Malevich s’articule en deux mouvements, chacun s’attelant à un sens de lecture de la toile. La sonorité étrange et spécifique de l’orgue Hammond ouvre Horizontal dans une déambulation régulière qu’excorient des tams savamment anarchiques. Les couleurs d’alors se confronter, entre un motif campanaire aux cuivres, une scansion de cordes transylvaines, le halo de la guitare électrique, auquel répond le cymbalum. Un passage plus flottant survient, espace d’errance pour les objets abstraits de la peinture inspiratrice. Les faux départs de gammes contrariées se succèdent ensuite, progressivement enrichis, jusqu’à former un tissu plus dense. Le travail des timbres est d’un ineffable raffinement. Dans un cliquetis mystérieux naît Vertical, le second épisode, scintillement complexe proliférant en broderie multiple, foisonnante et fascinante que le cymbalum met subtilement en relief sans qu’on en puisse décrypter la puissante organisation rythmique. Après un moment d’errance factice, une période semble vouloir s’organiser en rituel, illusoire surplace engagé tel un raga sans fin qu’un massif coup de caisse vient définitivement suspendre.

Après l’entracte, nous retrouvons Atlantis, opus de 1995, révisé en 2010 afin d’y ajouter une partie de baryton plus conséquente et un duo surnuméraire de cette voix avec le soprano-enfant. Les balcons du MÜPA sont investis par des instrumentistes réunis en plusieurs postes, afin de répondre au projet spatial d’encerclement de l’auditoire dans un monde légendaire et perdu, inspiré par les vers de Sándor Weöres (1913-1989). Au fond du plateau, les cordes bordent les vents, selon un dispositif qui abandonne l’avant-scène à six percussionnistes et quatre synthétiseurs. Le baryton Zsolt Haja est sollicité dans un médium puissant, mais aussi des inserts musclés en voix de tête qu’il réalise avec une souplesse impressionnante [lire nos chroniques du Freischütz, de Faust et Lear]. Bien que nous ne découvrions pas Atlantis, son mystère demeure [lire nos chroniques du 9 février 2007 et du 24 septembre 2010]. Une soirée exceptionnelle !

BB