Chroniques

par laurent bergnach

Paavo Järvi dirige l’Orchestre de Paris
œuvres de Poulenc, Prokofiev et Stravinsky

Salle Pleyel, Paris
- 13 septembre 2012
L’Orchestre de Paris célèbre Poulenc et ses amis russes
© dr

À qui douterait de la cohérence du programme proposé ce soir par l’Orchestre de Paris, en ouverture de sa saison, il suffit de survoler les nombreux écrits et entretiens de Francis Poulenc pour mesurer toute son affection et son admiration pour Stravinsky et Prokofiev. En ce qui concerne le premier, le compositeur disparu voilà près d’un demi-siècle parle même de « vénération passionnée », se souvenant qu’au sortir de l’adolescence, il lui arrivait de jouer plus de vingt fois l’ouverture de Mavra ou le final de Pulcinella en une seule journée (L’Information musicale, 1941). Au fil des ans, l’auteur de Jeu de cartes est régulièrement évoqué par celui des Biches, jusqu’à cet ultime entretien diffusé par la Radio Suisse Romande en 1962 : « Stravinsky a tous les génies puisqu’il a le génie de l’invention, de la forme, de la couleur. […] JE L’ADDORRE ! » Pour le second, nous verrons plus loin.

Créé tout d’abord en privé, chez Marie-Blanche de Polignac (5 février 1937), Litanies à la Vierge noire a pour origine une visite de Poulenc à Rocamadour (« Saint Louis s’y arrêta à son départ pour la Croisade »), accompagné de Pierre Bernac mais avec à l’esprit Pierre-Octave Ferroud, compositeur disparu tragiquement sur la route hongroise, le 17 août 1936. L’œuvre est écrite à Uzerche entre le 22 et 29 août, sous l’influence de Nadia Boulanger qui, sans lui avoir jamais enseigné, avait su intéresser son confrère à la musique ancienne pour chœur. « Dans cette œuvre, précise l’auteur alors en quête d’enracinement, j’ai essayé de rendre le côté « dévotion paysanne » qui m’avait si fort frappé dans ce haut-lieu. C’est pourquoi on doit chanter cette invocation presque rudimentairement. » Limpide jusqu’au cristal, l’orchestre laisse ici toute sa place à une expression vocale homogène à souhait, aux attaques nettes.

« Depuis 1936, je n’ai pas un seul jour cessé d’espérer », reconnaît Poulenc (Le Figaro littéraire, 1957). Après ce premier opus sacré – qui annonce l’abandon progressif d’une « musique trop jeune » pour un cinquantenaire –, Stabat Mater, prélude à Dialogues des carmélites, voit le moine ombrager le voyou. Écrite en trois mois, spontanément, puis créée sous la direction de Fritz Munch au Festival de Strasbourg (13 juin 1951), l’œuvre est dédiée à Christian Bérard, mort sur la scène du Théâtre Marigny, le 12 février 1949. Outre qu’il trouve trop pompeux d’écrire un Requiem pour « Bébé », en adepte de la foi radieuse, Poulenc ne se prive pas d’alterner le segment enjoué, voire guilleret sinon champêtre, à celui que Paavo Järvi fait sonner martial mais apaisé (Stabat Mater dolorosa), plus vif qu’apocalyptique (Cujus animam gementem), dépouillé sans être austère (Fac ut ardeat). Avec aisance, rondeur et gravité, malgré quelques notes engorgées, Mireille Delunsch remplace Patricia Petibon annoncée souffrante.

Grâce au média transalpin évoqué plus haut, on remonte à l’origine de l’amitié de Poulenc avec Prokofiev : « D’abord, le goût chez chacun de nous pour le piano – j’ai beaucoup joué avec lui, je lui ai fait travailler ses concertos – puis, autre chose qui n’a rien à faire avec la musique : le goût du bridge ». Et d’ajouter : « Tout ce que faisait l’École de Vienne à ce moment n’avait aucun rapport avec ce qu’il faisait lui ». Prokofiev s’inscrit en effet dans la tradition virtuose du concerto russe – fêtée à Montpellier, il y a peu [lire notre chronique du 10 juillet 2012] –, comme le prouve l’Op.26 n°3 en ut mineur (16 décembre 1921). Hélas, c’est Lang Lang qui dialogue ce soir avec un orchestre délicat comme une fraîcheur matinale quand les cuivres se taisent, avec un jeu mécanique aux nuances fort rares, délivrées avec affectation et préciosité. Trois fois hélas, le public est en délire et le chef brandit l’avant-bras du pianiste comme un jambon décroché au mât de cocagne.

Heureusement, après l’incontournable bis – une pièce de Chopin donnée sans nuances d’intensité, mais avec des contrastes rythmiques qui rappellent des houles –, un regain d’ovation interminable (le pianiste prend le premier violon dans ses bras) et un changement de plateau qui autorise les questions d’aucuns venus pour des raisons qu’on devine à présent (« Le bar est-il ouvert ? », « Est-ce qu’il revient, notre pianiste ? », etc.), la dernière des œuvre programmées opère un retour à la musique. Il s’agit de la suite de L’Oiseau de feu (version 1919). Paavo Järvi s’y montre sinueux sans sournoiserie (Introduction), et d’une tendresse presque élégiaque (Danse de l’Oiseau de feu) avant la moelleuse Ronde des Princesses – on souhaiterait même un soupçon d’aspérité. La Danse infernale possède un impact à la rondeur efficace, avant le retour au recueillement d’un lyrisme presque raffiné (Berceuse). Toute la russité de l’œuvre éclate avec Finale.

LB