Chroniques

par bertrand bolognesi

Parsifal | Perceval
Bühnenweihfestspiel de Richard Wagner

Deutsche Oper, Berlin
- 21 avril 2014
à la Deutsche Oper de Berlin, Philipp Stölzl met en scène Parsifal (Wagner)
© matthias baus

Présenté pour la première fois à l’automne 2012, le Parsifal de Philipp Stölzl retrouve pour quelques dates de printemps l’affiche de la Bismarckstraße. Écrivain, scénariste et cinéaste lui-même, le metteur en scène bavarois affirme une inspiration volontiers nourrie par le septième art. Ainsi d’Andreï Sokolov à Oliver Hirschbiegel traçait-il à Rienzi un parcourt passionnant, il y a quatre ans [lire notre critique du DVD]. Pour le drame sacré de Wagner, son imagination convoque le péplum biblique de toujours – à l’image de Jésus de Nazareth, projet abandonné de 1848 (in Les opéras imaginaires, Séguier, 1989) ? –, l’exotisme fantastique blanc-et-noir des années vingt-trente, mais encore le film d’aventure. De Bill Wyler (la crucifixion dans Ben Hur, 1959) à Mel Gibson (The Passion of the Christ, 2004) en passant par Pier Paolo Pasolini (Il Vangelo secondo Matteo, 1964), c’est toute une imagerie qui véhicule cette production, dont la référence à Martin Scorsese (The last temptation of Christ, 1988), larrons en moins, est la plus éclairante en ce qu’elle crée le trouble entre rédemption des péchés du monde sur la croix et renoncement, dans les mêmes clous, à son propre pouvoir pécheur ; encore un lien est-il suggéré entre la faute d’Amfortas et celle du Christ, via Marie de Magdala/Kundry, son regard et sa caresse. Un autre registre intervient pour le château de Klingsor, temple païen dans la veine des adorations de Skull Island (Cooper et Schoedsack, King Kong, 1933), où le sacrifice humain rappelle Mola Ram arrachant le cœur de la victime dédiée à Kâlî (Steven Spielberg, Indiana Jones and the Temple of Doom, 1984).

En une surprenante brouille des cartes, les temps se côtoient. La préalable crucifixion du premier Vorspiel ouvre sur un peuple de croisés, donc vers le XIe siècle après J.-C. : après que les femmes aient goûté le sang sur la lame romaine durant une pantomime qui laisse le sentiment d’avoir vu quelque chose qu’il ne faudrait pas voir, le rideau se rouvre sur le même espace, passage entre deux tertres rocheux. Mais cette fois, la forteresse du Graal se dessine à gauche, selon la didascalie wagnérienne, scrupuleusement. Le bain d’Amfortas montre bientôt le blessé presque nu dans son pagne de drap blanc, le flanc gauche ouvert ; le parallèle s’appuie. Le miracle du Vendredi saint sera célébré par des pénitents dont certains se flagellent, des lépreux, la semi-nudité des miséreux. À cour, deux soldats installent une croix sur le rocher, quand surgit l’imprudent tueur de cygne… en costard-cravate ! Cette contemporanéité-là s’inscrit dans l’absence de ciel du décor, à la faveur d’un plafond indéfini aveuglé par des néons. À l’Acte II, le jeune sauvageon du XXe siècle est vaincu et ficelé sur la pierre sacrificielle d’une civilisation archaïque. L’en voilà libéré lorsque Kundry dit « Parsifal… » : ainsi porte-t-il un nom magique, ce qui pose cette question d’un ésotérisme blanc ou noir déjà rencontrée dans Lohengrin. À l’évocation de la douleur d’Amfortas réapparaît la crucifixion, nouvelle insistance sur l’assimilation ici faite. De même que les croisés n’étaient guère pacifiste, le héros combat à mort les Blumenmädchen qu’il abat une par une – on tient Parsifal pour œuvre de paix… Enfin, forteresse en ruines à jardin, prosaïque lampadaire urbain à droite, le dernier acte se passe aujourd’hui, est vécu par des gens d’aujourd’hui. L’initiation de celui qui ne savait pas qu’il savait aura demandé plusieurs siècles… à moins que le héros ait traversé le temps non pas pour apprendre mais pour enseigner, « réparer » le monde. Amfortas mort, enfin libéré de son chemin de croix (littéralement), Parsifal les oint tous.

À la tête de l’Orchester der Deutschen Oper Berlin, Axel Kober caractérise sa lecture par un art très personnel du fondu, profitant du bel équilibre pupitral de la formation « maison » et de sa précision exemplaire (excellence des cuivres) pour fort posément amener chaque résolution. Son approche jamais ne pontifie, allant son chemin au fil des questions posées par l’ouvrage et par la mise en scène, sans abus emphatique d’aucune sorte. Un rien timorée dans le premier acte, sa proposition s’affirme plus dans l’épisode le plus théâtral, dès le grondement de ses premières mesures, ici sombre à frémir, puis dans le rêve de Kundry, terrifiant. Plus incisif qu’extatique, le III avance vers le recueillement. De saine tenue, le Parsifal de Kober gagnera vraisemblablement dans quelques années un impact plus déterminant – rappelons qu’à quarante-quatre ans, ce chef a réuni tous les atouts qui sauront révéler en lui une autre dimension, un jour ou l’autre, au terme d’une maturation qui prend sagement le temps du métier plutôt que le train de l’esbroufe.

Outre par un Chœur (et Chœur d’enfants) de la Deutsche Oper d’un niveau irréprochable, cette représentation est servie par un plateau vocal de fort belle tenue. La saine clarté de Burkhard Ulrich s’illustre en un Premier Chevalier appréciable, quand la robustesse et la profondeur de la jeune basse Andrew Harris livre un Second Chevalier très mordant et d’impressionnante stature, fort ancrée dans le grain de la voix. On retrouve un Hans-Peter König fatigué (phrasé fragmenté, ligne poussive, intonation parfois laborieuse), mais son Gurnemanz possède la présence requise. À l’idéale force tranquille du Titurel de Tobias Kehrer, très puissant, répond le Klingsor acéré et jamais disgracieux de Bastiaan Everink, baryton-basse néerlandais à l’aigu cuivré. Régulièrement applaudi ici et là [lire nos chroniques du 27 avril et du 25 mai 2013], Stefan Vinke prête au rôle-titre un chant élégant et confortable qu’il conduit d’une fiabilité parfaite ; il lui manque juste de développer l’aura nécessaire.

Incontestablement, les deux incarnations marquantes sont Kundry et Amfortas. Avec un chef moins chambriste qu’Armin Jordan à Genève il y a dix ans, Bo Skovhus ne s’autorise pas le Lied à fleur de peau dont on le sait grand maître [lire notre chronique du 28 mars 2004]. À peine heurté dans les premiers instants, son roi bénéficie d’une vocalité nettement déployée qui développe des demi-teintes infiniment soyeuses et peu à peu bouleverse l’auditoire. Enfin, la palette expressive et le tempérament de feu d’Evelyne Herlitzius crèvent l’écran ; la ligne est aussi somptueuse que fascinante est la présence. Nous tenons assurément une grande Kundry !

BB